Arrêt N° 193 de la Cour constitutionnelle - Question posée dans le cadre d'une faillite

Arrêt de la Cour constitutionnelle

18 décembre 2024

Dans l’affaire n° 00193 du registre

ayant pour objet une question préjudicielle, soumise à la Cour constitutionnelle conformément à l’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, par la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg suivant arrêt numéro 89/2024 rendu le 30 mai 2024 sous le numéro CAS-2023-00125 du rôle, parvenue au greffe de la Cour constitutionnelle le 30 mai 2024, dans le cadre d’un litige

entre

la société anonyme de droit portugais SOCIETE1.), établie et ayant son siège social à P-ADRESSE1.), représentée par le conseil d’administration, inscrite au registre de commerce de Lisbonne sous le numéro NUMERO1.),

et

Maître Moritz GSPANN, avocat à la Cour, demeurant professionnellement à
L-1648 Luxembourg, 20, Place Guillaume II, agissant en sa qualité de curateur ad hoc de la société anonyme SOCIETE2.), établie et ayant eu son siège social à L-ADRESSE2.), inscrite au registre de commerce et des sociétés sous le numéro NUMERO2.), déclarée en faillite par jugement du Tribunal d’arrondissement de Luxembourg du 27 octobre 2014,

 

la Cour,

composée de

Francis DELAPORTE, vice-président,

Henri CAMPILL, conseiller,

Brigitte KONZ, conseiller,

Alain THORN, conseiller,

Carole KERSCHEN, conseiller suppléant,

 

Viviane PROBST, greffier,

 

sur le rapport du magistrat délégué et les conclusions déposées au greffe de la Cour constitutionnelle le 21 juin 2024 par la société anonyme SCHILTZ & SCHILTZ, représentée aux fins de la présente instance par Maître Jean-Louis SCHILTZ, avocat à la Cour, au nom de la société anonyme de droit portugais SOCIETE1.) et le 1er juillet 2024 par Maître Moritz GSPANN, avocat à la Cour, agissant en sa qualité de curateur ad hoc de la société anonyme SOCIETE2.) en faillite, ainsi que les conclusions additionnelles déposées le 24 juillet 2024 par Maître Moritz GSPANN au nom de la société anonyme SOCIETE2.) en faillite et le 26 juillet 2024 par la société anonyme SCHILTZ & SCHILTZ, représentée par Maître Jean-Louis SCHILTZ au nom de la société anonyme de droit portugais SOCIETE1.),

 

ayant entendu Maître Jean-Louis SCHILTZ ainsi que Maître Moritz GSPANN en leurs plaidoiries à l’audience publique du 24 octobre 2024,

 

rend le présent arrêt :

 

Le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg, siégeant en matière commerciale et de faillite de la société anonyme SOCIETE2.) (ci-après « la société SOCIETE2.) ») déclarée par jugement du 27 octobre 2014, avait par jugement du 23 décembre 2014, publié dans les journaux Luxemburger Wort et Tageblatt en date des 29 et 30 décembre 2014, avancé au 18 janvier 2014 le début de la période de cessation des paiements, fixée initialement au 27 avril 2014.

 

Dans le cadre d’une action introduite par le curateur ad hoc de la société SOCIETE2.) en annulation de paiements effectués par celle-ci, durant la période suspecte, au bénéfice de la société de droit portugais SOCIETE1.) SA (ci-après « la société SOCIETE1.) ») et en restitution des montants versés, la société SOCIETE1.) avait, par conclusions écrites, formé tierce-opposition contre le jugement du 23 décembre 2014. Cette tierce-opposition a été déclarée irrecevable par jugement du 24 mars 2021.

 

Par arrêt du 28 février 2023 la Cour d’appel a confirmé le jugement contradictoire du 24 mars 2021.

 

Saisi d’un pourvoi contre l’arrêt du 28 février 2023, la Cour de cassation, par arrêt du 30 mai 2024, a rejeté les premier, deuxième, troisième et cinquième moyens de cassation et, quant au quatrième moyen de cassation, a déféré la question préjudicielle suivante à la Cour constitutionnelle :

 

« L’article 473 du Code de commerce – qui impose à tout intéressé d’introduire opposition dans les 15 jours de la publication dans deux journaux luxembourgeois contre le jugement ayant refixé l’époque de cessation de
paiement –, lu ensemble avec l’article 17 de l’arrêté grand-ducal de 1935 complétant la législation relative aux sursis de paiement, au concordat préventif de la faillite et à la faillite par l’institution du régime de la gestion contrôlée, est-il conforme aux articles 1 et 51 de la Constitution tels qu’applicables au moment de l’arrêt attaqué, lus à la lumière des articles 6 § 1 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme tels qu’interprétés notamment par l’arrêt Zavodnik c. Slovénie, no. 53723/13, 21 mai 2015 de la Cour européenne des droits de l’homme ? ».

 

 

Le(s) texte(s) législatif(s) en discussion devant la Cour constitutionnelle

 

L’article 472, alinéa 1er, du Code de commerce, tel qu’applicable au moment du jugement litigieux dispose :

 

« Le jugement déclaratif de la faillite et celui qui aura fixé ultérieurement la cessation de paiement seront, à la diligence des curateurs et dans les trois jours de leur date, affichés dans l'auditoire du tribunal d’arrondissement siégeant en matière commerciale, où ils resteront exposés pendant trois mois. Ils seront, également dans les trois jours, insérés par extraits dans les journaux qui s’impriment dans les lieux ou dans les villes les plus rapprochées des lieux où le failli a son domicile ou des établissements commerciaux, et qui auront été désignés par le tribunal d’arrondissement siégeant en matière commerciale ».

 

L’article 473 du Code de commerce dispose : 

 

« Le jugement déclaratif de la faillite et celui qui aura fixé l’époque de la cessation de paiement seront susceptibles d’opposition de la part des intéressés qui n’auront pas été parties.

 

L’opposition ne sera recevable que si elle est formée par le failli dans la huitaine et par toute autre partie intéressée dans la quinzaine de l’insertion de ces jugements dans celui des journaux mentionnés à l’article 472 qui s’imprime dans le lieu le plus voisin de leur domicile ».

 

Par ailleurs, l’article 17 de l’arrêté grand‑ducal du 24 mai 1935 complétant la législation relative aux sursis de paiement, au concordat préventif de la faillite et à la faillite par l'institution du régime de la gestion contrôlée, ci-après « l’arrêté grand‑ducal du 24 mai 1935 », abrogé par la loi du 7 août 2023 relative à la préservation des entreprises et portant modernisation du droit de la faillite, dispose :

 

« En cas de faillite du commerçant dans les six mois qui suivent, soit le jugement rejetant la requête, prévu par l'art. 4, al. 1. ou par l'art. 9, soit le jugement approuvant le projet des commissaires, prévu par l'art. 10, l'époque de cessation de paiement pourra, par dérogation à l'art. 442 du Code de commerce, remonter à six mois antérieurement au jour du dépôt de la requête ».

 

 

 

Les dispositions constitutionnelles visées par la question préjudicielle

 

L’article 1 de la Constitution, dans sa version applicable avant le 1er juillet 2023, dispose :

 

« Le Grand-Duché de Luxembourg est un État démocratique, libre, indépendant et indivisible. ».

 

L’article 51 de la Constitution, dans sa version applicable avant le 1er juillet 2023, dispose :

 

« Le Grand-Duché de Luxembourg est placé sous le régime de la démocratie parlementaire. (…). ».

 

 

Les dispositions de la Convention des droits de l’homme (ci-après « la CEDH ») visées par la question préjudicielle

 

L’article 6 de la CEDH dispose : 

 

« Droit à un procès équitable

1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense 

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ».

 

L’article 13 de la CEDH dispose :

 

« Droit à un recours effectif

Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles… ».

 

 

Quant à l’admissibilité de la question préjudicielle

 

En ordre principal, le curateur ad hoc critique la pertinence de la question préjudicielle posée pour ne pas être nécessaire à la solution du litige porté devant la Cour de cassation.

 

L’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle ne prévoit sa saisine que si la question préjudicielle relative à la conformité d’une loi à la Constitution est nécessaire pour la solution du litige.

 

Pour justifier le caractère nécessaire de la question préjudicielle posée, la Cour de cassation a énoncé que la réponse à la question retenue avait trait au respect par le législateur du principe de proportionnalité à l’occasion de la définition des conditions d’exercice des voies de recours en matière de faillite, affirmation qui n’a pas été sérieusement remise en cause par les éléments produits au dossier soumis à la Cour constitutionnelle.

 

Il se dégage de cette motivation que la réponse à la question préjudicielle est nécessaire pour la solution du litige, la Cour constitutionnelle n’ayant, par ailleurs, pas encore statué sur une question ayant le même objet.

 

La question préjudicielle est dès lors recevable.

 

Réponse à la question préjudicielle

 

La question préjudicielle vise les articles 1 et 51 de la Constitution tels qu’applicables au moment de l’arrêt d’appel attaqué, lesquels ont comme dénominateur commun le principe démocratique, l’article 1er énonçant que le Grand-Duché de Luxembourg est un Etat démocratique, l’article 51, paragraphe 1er, portant qu’il est placé sous le régime de la démocratie parlementaire.

 

En partant de l’arrêt 146 du 28 mai 2019, c’est le principe fondamental du droit à valeur constitutionnelle de l’Etat de droit qui a été déclaré inhérent à ces deux articles, y compris les principes généraux en découlant, également de valeur constitutionnelle, de l’accès au juge et du recours effectif.

 

Tous ces principes se trouvent réunis en un socle commun, aux termes de l’arrêt 146-2ième du 19 mars 2021, ensemble notamment avec les articles 6 et 13 de la CEDH, étant constant que le droit de l’Union Européenne n’est pas applicable à la problématique au principal conformément aux énonciations de l’arrêt de renvoi.

 

La question préjudicielle vise l’article 473 du Code de commerce qui doit être lu ensemble avec l’article 472 dudit code.

 

En effet, la procédure prévue aux articles 473 du Code de commerce, pris ensemble avec l’article 472 dudit code, ainsi que l’article 17 de l’arrêté grand‑ducal du 24 mai 1935, constitue un système de protection de l’intérêt général, prescrivant, dans un souci de célérité, des recours et procédures en matière de faillite dans les limites et les délais édictés.

 

L’article 472 du Code de commerce arrête le mode de publication des jugements de faillite et de ceux qui fixent l’époque de la cessation de paiement.

 

L’article 473 du Code de commerce règle les voies de recours contre ces jugements.

 

L’applicabilité de ces articles et l’exercice dans les délais des recours ne dépendent pas des modes de publication des jugements ni de la régularité des jugements en question, tel que relevé par la Cour de cassation, une irrégularité éventuelle pouvant être dénoncée dans les conditions de forme et les délais de l’article 473 du Code de commerce.

 

En limitant le recours de toute partie intéressée, autre que le failli, à un délai de quinzaine à partir de la publication ou de l’insertion de ces jugements dans les journaux mentionnés à l’article 472 du Code de commerce, le législateur n’exclut pas pour ces parties un accès effectif à la justice par un recours prévu à l’article 473 du Code de commerce, étant donné qu’elles ont la possibilité de faire valoir leurs moyens rapidement, d’une part, pour demander, le cas échéant, le relevé de la forclusion, et, d’autre part, pour permettre que le procès en rapport avec ces recours se tienne pour toutes les parties en cause dans des délais et conditions respectueux des garanties d’un procès équitable.

 

Indépendamment de ce que le dispositif législatif n’exclut pas une publication de ces jugements dans la presse internationale, ni la consultation des éditions publiées sur internet, le fait qu’une telle publication n’ait pas été prononcée ne saurait être de nature à impacter la législation applicable, en l’occurrence l’article 473 du Code de commerce, lequel ayant rendu possible pareille publication, étant constant par ailleurs que les parties intéressées résidentes ou non résidentes restent essentiellement non identifiées au moment de l’ouverture de la procédure de la faillite, y compris d’une éventuelle modification de l’époque de la cessation de paiement.

 

Dès lors, le système des voies de recours mis en place par les articles 472 et 473 du Code de commerce, ensemble les possibilités de rattrapage offertes par la loi du 22 décembre 1986 relative au relevé de déchéance d’un délai imparti pour agir en justice, est de nature à établir un juste équilibre conforme au principe constitutionnel de proportionnalité entre les exigences contradictoires prémentionnées de la célérité de la procédure, de l’information du public et de l’accès à la justice.

 

Par ailleurs, aucune violation du principe fondamental de l’Etat de droit, ni de ses corollaires, le principe de sécurité juridique et celui de la proportionnalité, se rattachant aux articles 1 et 51, paragraphe 1er, de la Constitution, dans leur rédaction en vigueur au moment de l’arrêt d’appel, n’est caractérisée du seul fait que la société SOCIETE1.) considérée comme une partie intéressée au sens de l’article 473 du Code de commerce, ait disposé précisément d’un délai de quinzaine à partir de la publication prescrite par les textes visés pour introduire un recours contre les jugements de faillite et ceux qui fixent l’époque de la cessation de paiement.

 

Il s’ensuit, que par rapport à la question préjudicielle posée, il convient de dire que l’article 473 du Code de commerce, lu ensemble avec l’article 472 dudit code et l’article 17 de l’arrêté grand‑ducal du 24 mai 1935, n’est pas contraire aux articles 1 et 51 de la Constitution, tels qu’applicables au moment de l’arrêt d’appel attaqué, incluant de manière inhérente le principe fondamental de l’Etat de droit et les principes d’ordre constitutionnel en découlant d’accès au juge, de recours effectif, de sécurité juridique et de proportionnalité, lus à la lumière des articles 6 et 13 de la CEDH.

 

 

PAR CES MOTIFS,

 

la Cour constitutionnelle

 

déclare la question préjudicielle posée recevable ;

 

dit, que par rapport à la question préjudicielle posée, il convient de dire que l’article  473 du Code de commerce, lu ensemble avec l’article 472 dudit code et l’article 17 de l’arrêté grand-ducal du 24 mai 1935 complétant la législation relative aux sursis de paiement, au concordat préventif de la faillite et à la faillite par l'institution du régime de la gestion contrôlée, n’est pas contraire aux articles 1 et 51 de la Constitution, tels qu’applicables au moment de l’arrêt d’appel attaqué, incluant de manière inhérente le principe fondamental de l’Etat de droit et les principes d’ordre constitutionnel en découlant d’accès au juge, de recours effectif, de sécurité juridique et de proportionnalité, lus à la lumière des articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme ;

 

dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;

 

dit qu’il sera fait abstraction des dénominations de la société anonyme de droit portugais SOCIETE1.) et de la société anonyme SOCIETE2.) en faillite lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel ;

 

dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle à la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg, dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.

 

 

Lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le vice-président Francis DELAPORTE, en présence du greffier Viviane PROBST.

 

 

 

 

 

 

 

Viviane PROBST

greffier

Francis DELAPORTE

vice-président

 

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