Arrêt de la Cour constitutionnelle
1er mars 2024
Dans l’affaire n° 00191 du registre
ayant pour objet une question préjudicielle et sa version alternative, soumises à la Cour constitutionnelle conformément à l’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, par le Conseil arbitral de la sécurité sociale suivant jugement rendu le 28 septembre 2023 sous le numéro CNAP 164/21 du registre, parvenues au greffe de la Cour constitutionnelle le 13 octobre 2023, dans le cadre d’un litige
entre
PERSONNE1.) demeurant à L-ADRESSE1.),
et
la Caisse nationale d’assurance pension, établie à L-1724 Luxembourg, 1A, boulevard Prince Henri, représentée par le président de son conseil d’administration, Monsieur Alain REUTER,
la Cour,
composée de
Thierry HOSCHEIT, président,
Brigitte KONZ, conseiller,
Agnès ZAGO, conseiller,
Alain THORN, conseiller,
Jeanne GUILLAUME, conseiller,
Viviane PROBST, greffier,
sur le rapport du magistrat délégué et les conclusions déposées au greffe de la Cour constitutionnelle le 15 novembre 2023 par Maître Marc THEWES, avocat à la Cour, au nom de la Caisse nationale d’assurance pension et le 16 novembre 2023 par Maître Guy THOMAS, avocat à la Cour, au nom de PERSONNE1.), ainsi que les conclusions additionnelles déposées le 15 décembre 2023 par Maître Marc THEWES au nom de la Caisse nationale d’assurance pension,
ayant entendu Maître Guy THOMAS, avocat à la Cour, ainsi que Maître Marc THEWES, avocat à la Cour, assisté de Maître Pierre DURAND, avocat, en leurs plaidoiries à l’audience publique du 25 janvier 2024,
rend le présent arrêt :
PERSONNE1.), de nationalité luxembourgeoise et italienne, enseignant salarié auprès d’une école privée, a sollicité une pension de vieillesse anticipée en date du 31 octobre 2016 qui lui fut accordée à partir du 15 octobre 2016 par décision présidentielle du 21 décembre 2016 de la Caisse nationale d’assurance pension (ci-après « la CNAP »).
Il a été désaffilié le 14 octobre 2019 par son employeur auprès du Centre commun de la sécurité sociale (ci-après « le CCSS »).
Pendant l’année 2019, il a travaillé comme chargé de cours dans le cadre du programme « Vivre ensemble au Grand-Duché de Luxembourg » au Service de la formation des adultes du Ministère de l’Education nationale (ci-après « le MEN ») suivant contrats « d’expert externe » signés chaque année scolaire avec le MEN.
Après avoir eu communication du montant d’un revenu professionnel dans le chef de PERSONNE1.) provenant d’une activité non salariée, supérieur au tiers du salaire social minimum au cours de l’année 2019, le CCSS a procédé à son affiliation rétroactive comme chargé de cours indépendant pour la période du 1er janvier 2019 au 31 décembre 2019.
Par décision présidentielle de la CNAP du 10 mai 2021, citant les dispositions des articles 180, alinéas 2 et 5, 184, alinéa 5, et 211, alinéa 1, du Code de la sécurité sociale, il a été retenu que la prestation relative à la pension de vieillesse anticipée de PERSONNE1.) n’était pas due pendant la période du 1er janvier 2019 au 31 décembre 2019 et que les montants indûment payés par la CNAP s’élevaient à 50.114,60 € pour l’année 2019.
Par décision du 15 juillet 2021, le conseil d’administration de la CNAP a confirmé cette décision.
Saisi d’un recours contre cette décision, le Conseil arbitral de la sécurité sociale, par jugement du 28 février 2023, a reçu celui-ci en la forme et avant tout progrès en cause a saisi la Cour constitutionnelle des questions préjudicielles suivantes :
« Les modalités d'anti-cumul figurant aux articles 184, alinéas 3 et 4 et 226 du CSS en ce qui concerne les salariés d'une part et celles figurant à l'article 184 alinéa 5 du même Code en ce qui concerne les non-salariés d'autre part, sont-elles conformes au principe d'égalité devant la loi consacré par l'article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution, considéré ensemble avec l'article 111 de la Constitution, en ce que la pension de vieillesse anticipée est simplement réduite lorsqu’une activité salariée accessoire, ensemble avec la pension, ne dépasse pas un certain plafond fixé à l'article 226 du CSS et correspondant à la moyenne des cinq salaires ou revenus annuels cotisables les plus élevés de la carrière d'assurance, mais n'est refusée ou retirée que lorsque l'activité salariée accessoire dépasse ledit plafond alors que la pension de vieillesse anticipée est systématiquement refusée ou retirée - sans aucune possibilité de réduction - dès que l'activité professionnelle accessoire non salariée, répartie sur une année civile, dépasse un revenu dépassant un tiers du salaire social minimum par mois,
respectivement :
Les modalités d'anti-cumul figurant aux articles 184, alinéas 3 et 4 et 226 du CSS en ce qui concerne les salariés d'une part et celles figurant à l'article 184 alinéa 5 du même Code en ce qui concerne les non-salariés d'autre part, sont-elles conformes au principe d'égalité devant la loi consacré par l'article 15 (1) (ancien article 10bis, paragraphe 1) de la Constitution, considéré seul ou ensemble avec l’article 16 (ancien article 111) de la Constitution, d'une part et à l'inviolabilité de la dignité humaine consacrée récemment par l'article 12 de la Constitution, d'autre part, en ce que la pension de vieillesse anticipée est simplement réduite lorsqu'une activité salariée accessoire, ensemble avec la pension, ne dépasse pas un certain plafond fixé à l'article 226 du CSS et correspondant à la moyenne des cinq salaires ou revenus annuels cotisables les plus élevés de la carrière d'assurance, mais n'est refusée ou retirée que lorsque l'activité salariée accessoire dépasse ledit plafond alors que la pension de vieillesse anticipée est systématiquement refusée ou retirée - sans aucune possibilité de réduction - dès que I 'activité professionnelle accessoire non salariée, répartie sur une année civile, dépasse un revenu dépassant un tiers du salaire social minimum par mois, d'une part et que ce tiers à lui seul ne permet pas à la personne en question d'assurer sa subsistance et de vivre dans la dignité, d'autre part ».
Les normes constitutionnelles pertinentes
Les dispositions constitutionnelles, dans leur version d’avant la révision de la Constitution entrée en vigueur le 1er juillet 2023, sont applicables ratione temporis au litige au principal, la décision de la CNAP étant antérieure à cette date.
L’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution dispose
« Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi. ».
L’article 111 de la Constitution dispose
« Tout étranger qui se trouve sur le territoire du Grand-Duché, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi. ».
Les textes législatifs soumis au contrôle de la Cour constitutionnelle
L’article 180, alinéa 2, du Code de la sécurité sociale, dans sa version applicable, dispose
« Sont dispensées de l’assurance les personnes exerçant à titre principal ou accessoire une activité au sens de l’article 171, sous 2), si le revenu professionnel retiré de l’activité autre qu’agricole ne dépasse pas un tiers du salaire social minimum par an (…). ».
L’article 184, alinéa 3, du Code de la sécurité sociale dispose
« Le bénéficiaire d’une pension de vieillesse anticipée peut exercer, même avant l’âge de soixante-cinq ans, une activité salariée insignifiante. Est considérée comme activité insignifiante, toute activité continue ou temporaire rapportant un revenu au Luxembourg ou à l’étranger qui, réparti sur une année civile, ne dépasse pas par mois un tiers du salaire social minimum. ».
L’article 184, alinéa 4, du Code de la sécurité sociale dispose
« Si l’activité salariée dépasse les limites prévues à l’alinéa qui précède, les dispositions de réduction prévues à l’article 226 sont applicables. Lorsque la rémunération dépasse le plafond y prévu, la pension est refusée ou retirée. ».
L’article 184, alinéa 5, du Code de la sécurité sociale dispose
« Tant que l’assuré exerce avant l’âge de soixante-cinq ans une activité non salariée au Luxembourg ou à l’étranger autre que celle dispensée de l’assurance en vertu de l’article 180, alinéa 2, la pension de vieillesse anticipée est refusée ou retirée. ».
L’article 211 du Code de la sécurité sociale dispose
« 1. Toute pension est supprimée si les conditions qui l’ont motivée viennent à défaillir.
2. Si les éléments de calcul se modifient ou s’il est constaté qu’elle a été accordée par suite d’une erreur matérielle, la pension est relevée, réduite, ou supprimée.
3. Les prestations octroyées ou liquidées de trop peuvent être récupérées.
4. La restitution de prestations est obligatoire si l’assuré ou le bénéficiaire de pension a provoqué leur attribution en alléguant des faits inexacts ou en dissimulant des faits importants ou s’il a omis de signaler de tels faits après l’attribution.
5. Les sommes indûment touchées sont restituées sans préjudice de poursuites judiciaires éventuelles (…). ».
L’article 226 du Code de la sécurité sociale dispose
« En cas de concours d’une pension de vieillesse anticipée ou d’une pension d’invalidité avec des salaires, traitements ou indemnités pécuniaires versées au titre de l’assurance maladie - maternité et de l’assurance accident, réalisés ou obtenus au Luxembourg ou à l’étranger, la pension est réduite dans la mesure où ces revenus dépassent ensemble avec la pension un plafond fixé à la moyenne des cinq salaires, traitements ou revenus annuels cotisables les plus élevés de la carrière d’assurance, si la pension est inférieure à ce plafond, et elle est réduite du montant de ces revenus si la pension est supérieure à ce plafond. Ce plafond ne peut être inférieur au montant de référence prévue à l’article 222 augmenté de cinquante pour cent.
Pour le calcul de la moyenne visée ci-dessus, il est fait abstraction dans l’intérêt du bénéficiaire de pension de la première et de la dernière année d’affiliation ou de l’une de ces années seulement. Si la durée d’affiliation est inférieure à cinq années civiles, la moyenne est égale à la moyenne des salaires, traitements ou revenus cotisables correspondants. ».
Réponse à la question préjudicielle
Les articles 180, alinéa 2, 3, 4 et 5, 211, alinéa 1, et 226 Code de la sécurité sociale (ci-après « les dispositions visées ») ne distinguent pas entre ressortissants luxembourgeois et étrangers, bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée en cas de continuation ou de reprise d’une activité salariée ou d’une activité non salariée rapportant un salaire ou revenu obtenu soit à l’étranger, soit au Luxembourg.
Ces dispositions ne sont donc, à cet égard, pas contraires à l’article 111 de la Constitution.
La mise en œuvre de la règle constitutionnelle d’égalité devant la loi suppose que les catégories de personnes entre lesquelles une discrimination est alléguée se trouvent dans une situation comparable.
La question posée concerne la différence de traitement, instituée par les dispositions précitées, entre les bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée qui exercent une activité accessoire salariée et ceux qui exercent une activité accessoire non salariée.
Ces deux catégories de personnes sont suffisamment comparables entre elles, en ce qu’elles concernent dans les deux cas de bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée qui continuent ou reprennent une activité qui leur procure un revenu accessoire.
Le législateur peut néanmoins, sans violer le principe d’égalité, soumettre certaines catégories de personnes à des régimes légaux différents, à condition que la différence instituée procède de disparités objectives et qu’elle soit rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but.
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L’âge normal de la retraite étant fixé à 65 ans avec la possibilité d’un départ à la retraite anticipé, la demande d’une mise en retraite anticipée et par la suite la continuation ou la reprise d’une activité accessoire salariée ou non salariée relèvent du choix personnel et volontaire des personnes concernées, et sont soumises au respect de certaines conditions ainsi que de limites et plafonds à ne pas dépasser.
L’article 211 du Code de la sécurité sociale ne différencie pas, quant aux autres conditions à respecter et aux conséquences éventuellement encourues en ce qui concerne la suppression, l’augmentation ou la réduction de la pension de vieillesse anticipée, entre ces deux catégories de bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée : les prestations indues peuvent être récupérées ; la restitution des prestations est obligatoire en cas de fraude ou de dissimulation ou d’omission d’informations et ce sans préjudice de poursuites judiciaires éventuelles.
Le traitement différencié du cumul, selon l’activité à la base des revenus accessoires, s’opère, d’une part, au regard de la fixation des limites et plafonds respectifs et, d’autre part, au regard des conséquences du dépassement de ces limites et plafonds.
Ainsi, en cas d’activité accessoire salariée, la pension de vieillesse anticipée :
- ne subit aucun changement si le revenu réparti sur une année civile est inférieur à un tiers du salaire social minimum par mois
- est réduite lorsque le revenu de l’activité accessoire salariée, cumulé avec la pension de vieillesse anticipée, ne dépasse pas un certain plafond fixé à l'article 226 du Code de la sécurité sociale et correspondant à la moyenne des cinq salaires ou revenus annuels cotisables les plus élevés de la carrière d'assurance
- est refusée ou retirée lorsque le revenu de cette activité accessoire salariée dépasse ce dernier plafond.
En cas d’activité accessoire non-salariée, la pension de vieillesse anticipée :
- ne subit aucun changement si le revenu réparti sur une année civile est inférieur à un tiers du salaire social minimum par mois
- est refusée ou retirée si le revenu de cette activité accessoire non salariée réparti sur une année civile est supérieur à un tiers du salaire social minimum par mois.
Il appert des travaux préparatoires à la base des dispositions visées que les modifications législatives étaient motivées, entre autres, en ce qui concerne les salariés et les indépendants, par une volonté de généralisation de la modulation de l’âge de la retraite et une atténuation des restrictions pour exercer après l’accès à la retraite une occupation professionnelle accessoire insignifiante ou occasionnelle, avec le but d’exclure toute spéculation de la part de l’assuré demandant l’octroi de la pension de vieillesse anticipée sans être disposé à réduire en même temps son activité professionnelle.
La CNAP n’a précisé ni devant les juridictions sociales ni devant la Cour constitutionnelle en quoi la différence de traitement opérée entre les deux catégories de personnes bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée cumulée avec des revenus provenant d’une activité accessoire salariée, respectivement, non salariée, procède d’une différenciation rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée au but poursuivi.
Les critères chiffrés à la base du traitement différencié du cumul en cas de dépassement de plafonds différents pour chaque activité ne sont pas justifiés par rapport aux motifs précités. Ils constituent un traitement inégal et discriminatoire entre les bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée qui exercent une activité accessoire salariée et ceux qui exercent une telle activité non salariée, dans la mesure où le bénéficiaire d’une pension de vieillesse anticipée poursuivant une activité accessoire non salariée encourt immédiatement le refus ou le retrait de la pension de vieillesse anticipée en cas de dépassement du premier seuil, la réduction de la pension de vieillesse anticipée n’étant pas prévue dans son chef lorsque les revenus accessoires provenant d’une activité non salariée se situent entre les deux limites précitées.
La volonté du législateur d’assouplir les limitations pour le salarié et l’indépendant en vue de la flexibilisation de l’âge de la retraite par un régime plus ou moins identique ne saurait prendre la forme d’une exclusion du droit à la réduction de la pension de vieillesse anticipée des bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée ayant une activité accessoire non salariée et la suppression de leur pension de vieillesse anticipée sur base d’autres plafonds qu’en cas de revenu accessoire provenant d’une activité salariée.
La différenciation se heurte par conséquent au principe d’égalité en ce qu’elle prévoit un traitement discriminatoire des bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée touchant un revenu provenant d’une activité accessoire non salariée par rapport à ceux touchant un revenu provenant d’une activité accessoire salariée.
Il convient partant de dire que la différence de traitement instituée par la loi au préjudice des bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée exerçant une activité accessoire non salariée, qui encourent le refus ou le retrait de la pension de vieillesse anticipée en cas de dépassement des plafonds résultant de l’article 184, paragraphe 5, du Code de la sécurité sociale, la réduction de la pension de vieillesse anticipée pour cette catégorie n’étant pas prévue dans cette hypothèse, n’est pas conforme au principe d’égalité devant la loi consacré par l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution.
PAR CES MOTIFS,
la Cour constitutionnelle
dit, par rapport à la question préjudicielle posée, que la différence de traitement résultant des articles 184, paragraphes 4 et 5, et 226 du Code de la sécurité sociale, au préjudice des bénéficiaires d’une pension de vieillesse anticipée exerçant une activité accessoire non salariée, en ce qu’ils encourent en cas de cumul avec un revenu provenant d’une activité accessoire non salariée le refus ou le retrait de la pension de vieillesse anticipée lorsque le revenu dépasse le plafond visé à de l’article 184, paragraphe 5, du Code de la sécurité sociale, sans pouvoir bénéficier d’une réduction de la pension de vieillesse anticipée, n’est pas conforme au principe d’égalité devant la loi consacré par l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution ;
dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;
dit qu’il sera fait abstraction des nom et prénom de PERSONNE1.) lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel ;
dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle au Conseil arbitral de la sécurité sociale, dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.
Lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Thierry HOSCHEIT, en présence du greffier Viviane PROBST.
Viviane PROBST greffier |
Thierry HOSCHEIT président |