Arrêt de la Cour constitutionnelle - 3 mars 2023
Dans l’affaire n° 00178 du registre
ayant pour objet deux questions préjudicielles introduites, conformément à l’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, par le Tribunal de police de Luxembourg, suivant jugement n° 552/2022, rendu le 8 novembre 2022, parvenues au greffe de la Cour constitutionnelle le 9 novembre 2022, dans le cadre d’un litige
entre
le Ministère public,
et
PERSONNE1.), demeurant à L-ADRESSE1.),
La Cour,
composée de
Roger LINDEN, président,
Francis DELAPORTE, vice-président,
Agnès ZAGO, conseiller,
Thierry HOSCHEIT, conseiller,
Marie-Laure MEYER, conseiller,
Viviane PROBST, greffier.
Sur le rapport du magistrat délégué et les conclusions déposées au greffe de la Cour constitutionnelle le 2 décembre 2022 par le Procureur général d’Etat adjoint et celles déposées le 30 décembre 2022 par Maître Joëlle CHOUCROUN, avocat à la Cour, au nom de PERSONNE1.),
ayant entendu Maître Joëlle CHOUCROUN ainsi que le Procureur général d’Etat adjoint John PETRY en leurs plaidoiries à l’audience publique du 13 janvier 2023,
rend le présent arrêt :
PERSONNE1.) est poursuivie pour avoir commis une infraction à la loi modifiée du 17 juillet 2020 portant introduction d’une série de mesures de lutte contre la pandémie Covid-19 (ci-après « la loi du 17 juillet 2020 »).
Les questions préjudicielles
Le Tribunal de police de Luxembourg a saisi la Cour constitutionnelle des questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 4, paragraphe 1, 2e phrase, de la loi modifiée du 17 juillet 2020 portant introduction d’une série de mesures de lutte contre la pandémie Covid-19, tel que modifié en dernier lieu par la loi du 16 juillet 2021 portant modification :
1° de la loi modifiée du 25 novembre 1975 concernant la délivrance au public des médicaments ;
2° de la loi modifiée du 11 avril 1983 portant réglementation de la mise sur le marché et de la publicité des médicaments,
applicable au 16 juillet 2021,
en ce qu’il rend obligatoire le port du masque dans les transports publics, sauf pour le conducteur lorsqu’une distance interpersonnelle de deux mètres est respectée ou un panneau de séparation le sépare des passagers, est-il conforme à la garantie des droits naturels de la personne humaine consacrée par l’article 11, paragraphe 1, de la Constitution ?
2) L’article 4, paragraphe 1, 2e phrase, de la loi modifiée du 17 juillet 2020 portant introduction d’une série de mesures de lutte contre la pandémie Covid-19, tel que modifié en dernier lieu par la loi du 16 juillet 2021 portant modification :
1° de la loi modifiée du 25 novembre 1975 concernant la délivrance au public des médicaments ;
2° de la loi modifiée du 11 avril 1983 portant réglementation de la mise sur le marché et de la publicité des médicaments,
applicable au 16 juillet 2021,
en ce qu’il rend obligatoire le port du masque dans les transports publics, sauf pour le conducteur lorsqu’une distance interpersonnelle de deux mètres est respectée ou un panneau de séparation le sépare des passagers, est-il conforme à la garantie de la vie privée consacrée par l’article 11, paragraphe 3, de la Constitution ? ».
Quant à la recevabilité des conclusions
La mandataire de PERSONNE1.) a été rendue attentive, à l’audience, au dépôt tardif de ses conclusions écrites au regard de l'article 10, alinéa 1, de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle (ci-après « la loi du 27 juillet 1997 »).
Elle a fait valoir ne pas avoir été informée de la date de la notification des questions préjudicielles à sa mandante et soutenu qu’au cas où ses conclusions écrites devaient être rejetées, elle avait la possibilité de faire valoir ses arguments oralement, ses plaidoiries remplaçant ses écrits.
L'article 10, alinéa 1, de la loi du 27 juillet 1997 dispose :
« Dans un délai de trente jours qui court à compter de la notification aux parties de la question préjudicielle, celles-ci ont le droit de déposer au greffe de la Cour des conclusions écrites ; de ce fait elles sont parties à la procédure devant la Cour Constitutionnelle. ».
Il découle de cette disposition que dès la notification de la question préjudicielle aux parties au principal, celles-ci disposent chacune de trente jours pour déposer des conclusions écrites, ce délai ayant la particularité de courir de façon parallèle pour chacune des parties concernées, leurs conclusions écrites étant appelées à refléter la prise de position des parties respectives sur la question préjudicielle.
PERSONNE1.) disposait d’un délai de trente jours à partir du 16 novembre 2022, date à laquelle les questions préjudicielles lui ont été notifiées. Les conclusions déposées par l’intermédiaire de son mandataire le 30 décembre 2022 sont, par conséquent, tardives et doivent être écartées. A défaut d’avoir déposé ses conclusions dans le délai légal, PERSONNE1.) n’est pas partie à la procédure devant la Cour constitutionnelle.
Les conclusions du Ministère public, déposées dans le délai de trente jours, sont recevables.
Le texte législatif soumis au contrôle de la Cour constitutionnelle
La version de la loi du 17 juillet 2020 est, au regard de la date de commission de l’infraction reprochée à la prévenue, celle applicable au 29 juillet 2021, pour l’infraction de non-observation des obligations de port du masque dans les transports publics.
La version du texte applicable au moment des faits est celle résultant de la loi du 15 juillet 2021, rédigée comme suit :
« Art. 4 (1) Le port du masque est obligatoire en toutes circonstances pour les activités ouvertes à un public qui circule et qui se déroulent en lieu fermé, sauf pour les activités qui se déroulent sous le régime Covid check. Le port du masque est également obligatoire dans les transports publics, sauf pour le conducteur lorsqu’une distance interpersonnelle de deux mètres est respectée ou un panneau de séparation le sépare des passagers. ».
Les normes constitutionnelles pertinentes
L’article 11, paragraphe 1, de la Constitution dispose :
« L’Etat garantit les droits naturels de la personne humaine et de la famille ».
L’article 11, paragraphe 3, de la Constitution dispose :
« L’Etat garantit la protection de la vie privée, sauf les exceptions fixées par la loi ».
La réponse de la Cour constitutionnelle
La garantie des « droits naturels de la personne humaine et de la famille » englobe l’ensemble des droits qui prennent leur fondement dans le droit naturel, à l’exclusion de ceux qui prennent leur fondement dans le droit positif. L’article 11, paragraphe 1, de la Constitution institue les droits naturels de la personne humaine en une garantie de droit constitutionnel positif ; ceux-ci coexistent avec les dispositions constitutionnelles qui en constituent des expressions spéciales, sans pour autant les remplacer.
Dans les circonstances qui ont donné lieu à l’intervention du pouvoir législatif dans le cadre de la lutte contre la pandémie Covid-19, les droits et libertés discutés sont appelés à se concilier suivant un juste équilibre à établir, conformément au principe de proportionnalité, avec d’autres droits naturels de la personne humaine, à savoir le droit à la vie et à la protection de la santé, ce dernier droit étant également consacré, de manière indirecte, par l’article 11, paragraphe 5, de la Constitution aux termes duquel « la loi règle quant à ses principes […] la protection de la santé ». Les restrictions aux droits et libertés imposées pour protéger d’autres personnes, compte tenu de la nature de la pandémie, sont susceptibles de se justifier dans un esprit de solidarité entre membres d’une même société et doivent être acceptées à condition que la proportionnalité entre les risques encourus par les uns et les restrictions imposées aux autres soit respectée.
Dans la mise en œuvre de la conciliation nécessaire des droits et libertés invoqués avec les exigences de la protection de la vie et de la santé publique, la Cour constitutionnelle ne sera amenée à conclure à la violation de la Constitution que s’il apparaît une rupture du juste équilibre devant être préservé entre les risques existants et les moyens nécessaires pour y pallier par la mise en place d’une mesure inadéquate au regard de la situation, par nature évolutive, à laquelle le législateur avait à faire face.
Il ne résulte pas des éléments dont la Cour constitutionnelle a été saisie que la dangerosité liée à la propagation du virus Covid-19, dans la période au cours de laquelle les mesures de vaccination commençaient à être proposées à la population en son ensemble, mais n’avaient pas encore produit les effets escomptés, ait été exagérée par les autorités publiques. Il ne saurait pas non plus être reproché à celles-ci d’avoir privilégié, face aux incertitudes avérées des connaissances scientifiques au moment où les mesures législatives discutées ont été prises, la prévention des risques, qui étaient rendus plausibles par les données disponibles tant au vu du nombre des décès qu’en termes de surcharge du système hospitalier mettant en danger l’accès aux soins pour toutes les catégories de la population.
Devant le Tribunal de police, PERSONNE1.) a fait invoquer des problèmes de santé pour expliquer qu’elle ne pouvait pas porter de masque, tout en reconnaissant qu’elle ignorait qu’il fallait, pour justifier cette impossibilité, présenter un certificat médical. L’article 4, paragraphe 4, de la loi du 17 juillet 2020 admet que l’obligation de distanciation physique et de port du masque ne s’applique, notamment, « (…) 2° ni aux personnes en situation d’handicap ou présentant une pathologie munies d’un certificat médical. (…) ». La simple présentation d’un certificat médical déconseillant le port d’un masque à la personne concernée suffit, par conséquent, à la dispenser de l’obligation prévue au paragraphe 1 du même article. La loi ne peut, par conséquent, être considérée comme ayant imposé des restrictions excessives et disproportionnées aux personnes présentant une pathologie.
Dès lors, l’obligation de porter un masque dans les transports publics ne peut, au moment de son adoption et au moment des faits faisant l’objet des poursuites pénales, être considérée comme étant incompatible avec la liberté individuelle, ni avec le principe de la proportionnalité.
En effet, en imposant le port d’un masque lors d’activités ouvertes à un public dans un lieu fermé, tels les transports publics, le législateur a pris une mesure qui était de nature, au regard des caractéristiques du virus telles qu’elles résultaient des travaux scientifiques disponibles, d’en limiter efficacement la propagation, sans pour autant porter une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée, dont le libre choix de sa tenue vestimentaire, étant donné qu’une obligation au port d’un masque constitue une ingérence dans ce dernier droit, mais une ingérence en l’occurrence justifiée et non excessive.
Il s’ensuit qu’il y a lieu de répondre aux deux questions préjudicielles que l’article 4, paragraphe 1, de la loi du 17 juillet 2020, dans sa version applicable, n’est pas contraire à l’article 11, paragraphes 1 et 3, de la Constitution.
PAR CES MOTIFS,
la Cour constitutionnelle
écarte des débats les conclusions de PERSONNE1.) pour être tardives ;
dit, par rapport aux questions préjudicielles posées, que l’article 4, paragraphe 1, de la loi du 17 juillet 2020 portant introduction d’une série de mesures de lutte contre la pandémie Covid-19, dans sa version applicable, n’est pas contraire à l’article 11, paragraphes 1 et 3, de la Constitution ;
dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;
dit qu’il sera fait abstraction des nom et prénoms de PERSONNE1.) lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel ;
dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle au greffe du Tribunal de police de Luxembourg, dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.
La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Roger LINDEN, en présence du greffier Viviane PROBST.
s. Viviane PROBST greffier |
s. Roger LINDEN président |