ARRET de la Cour constitutionnelle - 23 décembre 2022
Dans l’affaire n° 00176 du registre
ayant pour objet deux questions préjudicielles soumises à la Cour constitutionnelle, conformément à l’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, par le juge de paix d’Esch-sur-Alzette, suivant jugement numéro 1364/22 rendu le 7 juillet 2022 (numéro E-Bail-308/20 + E-Bail-139/21), déposé au greffe le 18 juillet 2022, dans le cadre d’un litige
Entre
I.
la société à responsabilité limitée SOCIETE1.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro NUMERO1.), représentée par le gérant actuellement en fonction,
et
la société à responsabilité limitée SOCIETE2.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE2.), inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro NUMERO2), représentée par le gérant actuellement en fonction,
II.
la société à responsabilité limitée SOCIETE2.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE2.), inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro NUMERO2), représentée par le gérant actuellement en fonction,
et
la société à responsabilité limitée SOCIETE1.), établie et ayant son siège social à L-ADRESSE1.), inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B NUMERO1.), représentée par le gérant actuellement en fonction,
la Cour,
composée de
Roger LINDEN, président,
Francis DELAPORTE, vice-président,
Théa HARLES-WALCH, conseiller
Christiane JUNCK, conseiller,
Thierry HOSCHEIT, conseiller,
Marcel SCHWARTZ, greffier,
Sur le rapport du magistrat délégué et les conclusions déposées au greffe de la Cour constitutionnelle le 16 août 2022 par Maître Mario DI STEFANO, avocat à la Cour, au nom de la société à responsabilité limitée SOCIETE2.) et celles déposées le 9 septembre 2022 par Maître Maria Ana REAL GERALDO DIAS, avocat à la Cour, au nom de la société à responsabilité limitée SOCIETE1.) ainsi que les conclusions additionnelles déposées le 6 octobre 2022 par Maître Mario DI STEFANO au nom de la société à responsabilité limitée SOCIETE2.),
ayant entendu Maître Mario DI STEFANO ainsi que Maître Maximilien KRZYSZTON, en remplacement de Maître Maria Ana REAL GERALDO, en leurs plaidoiries à l’audience publique du 4 novembre 2022,
rend le présent arrêt :
La société à responsabilité limitée SOCIETE2.) (ci-après « la société SOCIETE2.) ») a pris en location un local commercial, d’abord suivant contrat de bail du 20 novembre 2001 avec effet au 1er juin 2002 pour un loyer mensuel de 7.950 euros, ensuite suivant un second contrat de bail du mois de mars 2018 avec effet au 1er avril 2018 pour un loyer mensuel de 5.000 euros.
La société SOCIETE2.) a donné en sous-location le local commercial en question à la société à responsabilité limitée SOCIETE1.) (ci-après « la société SOCIETE1.) ») suivant contrat de bail du 14 juillet 2014 avec effet au 1er septembre 2014. Le loyer initial de 16.000 euros ORGANISATION1.) a par la suite été réduit à 14.500 euros ORGANISATION1.) avec effet au 1er septembre 2017.
La loi du 3 février 2018 portant sur le bail commercial et modifiant certaines dispositions du Code civil (ci-après « la loi du 3 février 2018 »), entrée en vigueur le 1er mars 2018, a conféré à l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil la teneur suivante : « Sauf en cas de sous-location où des investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire ont été effectués par le preneur, les loyers payés au preneur par le sous-locataire ne pourront être supérieurs aux loyers payés par le preneur au bailleur. ». Cette disposition a pris effet douze mois après l’entrée en vigueur de la loi.
Au vu du différentiel de loyer entre le montant payé par elle à la société SOCIETE2.) et le montant payé par la société SOCIETE2.) à son propre bailleur, la société SOCIETE1.) a agi en justice en recouvrement du montant qu’elle estime avoir payé en trop depuis le mois de mars 2019.
La société SOCIETE2.) a fait valoir l’existence d’investissements spécifiques au sens de la loi justifiant un loyer plus élevé que celui acquitté par ses soins et a agi en recouvrement des montants qui n’ont pas été payés par la société SOCIETE1.) à partir du mois de mai 2020 par rapport à l’engagement contractuel initial, ainsi qu’en résiliation du contrat de bail.
Saisi de ce litige, le juge de paix d’Esch-sur-Alzette a déféré à la Cour constitutionnelle les questions préjudicielles suivantes :
• L’article 1762-6 (4) du Code civil qui dispose que « Sauf en cas de sous-location où des investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire ont été effectués par le preneur, les loyers payés au preneur par le sous-locataire ne pourront être supérieurs aux loyers payés par le preneur au bailleur » est-il conforme à l’article 11 (6) de la Constitution garantissant la liberté du commerce et de l’industrie ?
• L’article 1762-6 (4) du Code civil qui dispose que « Sauf en cas de sous-location où des investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire ont été effectués par le preneur, les loyers payés au preneur par le sous-locataire ne pourront être supérieurs aux loyers payés par le preneur au bailleur » est-il conforme au principe général du droit relatif à la sécurité juridique ?
Sur la recevabilité des conclusions de la société SOCIETE1.) du 9 septembre 2022
La société SOCIETE2.) soulève l’irrecevabilité des conclusions notifiées par la société SOCIETE1.) le 9 septembre 2022 pour ne pas avoir été déposées endéans le délai d’un mois suivant la notification aux parties des questions préjudicielles par le greffe de la Cour, ce en violation de l’article 10, alinéa 1, de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle aux termes duquel « Dans un délai de trente jours qui court à compter de la notification aux parties de la question préjudicielle, celles-ci ont le droit de déposer au greffe de la Cour des conclusions écrites ; de ce fait elles sont parties à la procédure devant la Cour Constitutionnelle ».
Les questions préjudicielles ont été expédiées aux parties par courriers du 19 juillet 2022, le courrier destiné à la société SOCIETE1.) lui ayant été notifié le 20 juillet 2022.
Aux termes de l’article 10, alinéa 3, de la loi modifiée du 27 juillet 1997, « Dans les trente jours qui suivent l’expiration des délais indiqués aux alinéas précédents, la Cour entend, en audience publique, le rapport du conseiller-rapporteur et les parties en leurs plaidoiries. Le délai prévu ci-avant est suspendu entre le 15 juillet et le 16 septembre de chaque année ».
La suspension légale du délai s’applique indistinctement aux parties et à la Cour.
Il s’ensuit que les conclusions de la société SOCIETE1.) du 9 septembre 2022 ont été notifiées endéans le délai légal tel que suspendu.
Sur la première question
L’article 11, paragraphe 6, alinéa 1, de la Constitution dispose que « La liberté du commerce et de l’industrie, l’exercice de la profession libérale et du travail agricole sont garantis, sauf les restrictions à établir par la loi. ».
La liberté du commerce et de l’industrie couvre la liberté de fixer librement par voie conventionnelle le prix des produits et services sujets à transaction économique.
En disposant « Sauf en cas de sous-location où des investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire ont été effectués par le preneur, les loyers payés au preneur par le sous-locataire ne pourront être supérieurs aux loyers payés par le preneur au bailleur. », l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil restreint la liberté des parties liées par un contrat de sous-location de fixer librement le prix du bail à un montant supérieur à celui convenu dans le cadre du bail principal. Cette disposition apporte ainsi une restriction à la liberté du commerce et de l’industrie.
L’article 11, paragraphe 6, alinéa 1, de la Constitution permet à la loi d’établir des restrictions à la liberté en cause. Pour être conformes à la Constitution, celles-ci doivent être rationnellement justifiées, adéquates et proportionnées à leur but.
Selon les travaux préparatoires à l’adoption de la loi du 3 février 2018, le but poursuivi par le législateur était de combattre, sinon de prévenir, des opérations spéculatives, par lesquelles un local commercial est pris en location pour un prix déterminé et ensuite donné en sous-location à un prix largement supérieur, contribuant au renchérissement, au détriment du développement des activités commerciales, industrielles et artisanales, du prix de location des locaux commerciaux.
La lutte contre la spéculation ainsi identifiée poursuit un but d’intérêt général qui justifie l’intervention du législateur.
Le plafonnement du prix de la sous-location peut être une mesure rationnellement justifiée à condition d’être adéquate et proportionnée à son but.
En limitant les recettes que le bailleur secondaire, qui est le preneur dans le bail principal, peut tirer de la sous-location au maximum à la dépense qu’il doit supporter en tant que locataire dans le cadre du bail principal, l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil ne lui permet ni de couvrir ses frais d’exploitation, incluant notamment les frais généraux et les frais administratifs, ni de percevoir un bénéfice raisonnable sur l’opération économique en cause.
Le plafond du prix du contrat de sous-location imposé par l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil constitue partant une restriction disproportionnée.
Cette conclusion n’est pas mise en cause par la faculté légale donnée au bailleur secondaire d’obtenir un prix plus élevé s’il a opéré des investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire, dès lors qu’il ne s’agit que d’une exception spécifique et limitée à la règle générale et absolue posée par la disposition légale sous examen qui n’est pas de nature à rétablir le juste équilibre entre les intérêts en présence.
Il convient partant de répondre à la première question que l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil, tel qu’introduit par la loi du 3 février 2018, en ce qu’il ne permet pas à l’opérateur économique ayant pris en bail un local commercial de le donner en sous-location moyennant un prix de nature à couvrir ses frais d’exploitation relatifs à la sous-location et de percevoir un bénéfice raisonnable tiré de la sous-location, est contraire à l’article 11, paragraphe 6, alinéa 1, de la Constitution.
En attendant une intervention réparatrice du législateur, l’équilibre entre le but légitime recherché par la disposition légale sous examen et la liberté du commerce et de l’industrie est réalisé si le loyer du contrat de sous-location ne dépasse pas le loyer payé par le preneur au bailleur principal, majoré de ses frais d’exploitation relatifs à la sous-location et d’un bénéfice raisonnable.
Sur la seconde question
La question a trait à la conformité de l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil au principe général de la sécurité juridique, en prenant appui sur la prémisse que les termes employés par la loi ne seraient pas suffisamment clairs, au regard de l’incidence des investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire effectués par le bailleur secondaire, pour pouvoir en dégager une application jurisprudentielle claire et prévisible.
Le principe général de la sécurité juridique, qui est à rattacher au principe fondamental de l’Etat de droit, implique que toute règle de droit doit non seulement être suffisamment claire et accessible, mais également prévisible. Le caractère prévisible du droit implique que la règle de droit définisse le régime d’un certain acte de telle manière que les citoyens puissent raisonnablement prévoir ses conséquences au moment où ils le réalisent. Il n’en découle pas que toute règle législative, qui de par sa nature est générale et abstraite, doit couvrir dès une première lecture toutes les hypothèses et cas de figure. Elle est nécessairement soumise à l’application jurisprudentielle concrète au cas par cas, ces applications devant en dégager la portée concrète.
En l’espèce, il se dégage d’une application raisonnable du texte de loi sous examen que la notion d’« investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire » vise les investissements qui sont effectués par le bailleur secondaire dans l’intérêt direct de l’activité exercée par le sous-locataire, et que la preuve par ce bailleur d’avoir opéré de tels investissements engendre la possibilité d’une majoration du loyer, au-delà de celui payé dans le cadre du bail principal, qui soit proportionnée à l’ampleur de l’investissement ainsi démontré et en permette un amortissement approprié.
Il s’ensuit que la disposition légale sous examen ne porte pas atteinte au principe général de la sécurité juridique.
PAR CES MOTIFS,
la Cour constitutionnelle :
dit, par rapport à la question posée, que l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil, tel qu’introduit par la loi du 3 février 2018 portant sur le bail commercial et modifiant certaines dispositions du Code civil, en ce qu’il ne permet pas à l’opérateur économique, ayant pris en bail un local commercial, de le donner en sous-location moyennant un prix de la sous-location qui lui permette de couvrir ses frais d’exploitation spécifiques à la sous-location et d’escompter un bénéfice raisonnable tiré de la sous-location, est contraire à l’article 11, paragraphe 6, alinéa 1, de la Constitution ;
dit que l’article 1762-6, paragraphe 4, du Code civil, tel qu’introduit par la loi du 3 février 2018 portant sur le bail commercial et modifiant certaines dispositions du Code civil, n’est pas contraire au principe général de la sécurité juridique, relativement à la portée de la notion d’« investissements spécifiques à l’activité du sous-locataire effectués par le preneur » au bail principal et bailleur à la sous-location ;
dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;
dit qu’il sera fait abstraction des noms des sociétés à responsabilité limitée SOCIETE2.) et SOCIETE1.) lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel ;
dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle à la Justice de paix d’Esch-sur-Alzette, dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.
La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Roger LINDEN, en présence du greffier Marcel SCHWARTZ.
signé Marcel SCHWARTZ greffier |
signé Roger LINDEN président |