ARRET de la Cour constitutionnelle - 9 décembre 2022
Dans l’affaire n° 00174 du registre
ayant pour objet une question préjudicielle introduite, conformément à l’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle par la Cour administrative, suivant arrêt n° 46814C du rôle [ECLI :LU :CADM :2022 :46814], rendu le 24 mai 2022, parvenu au greffe le 25 mai 2022, dans la cause
entre
PERSONNE1.), demeurant à L-ADRESSE1.),
et
l’ETAT DU GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG, représenté par le Ministre d’Etat, ayant ses bureaux à L-1341 Luxembourg, 2, place de Clairefontaine,
La Cour,
composée de
Roger LINDEN, président,
Francis DELAPORTE, vice-président,
Henri CAMPILL, conseiller,
Théa HARLES-WALCH, conseiller,
Brigitte KONZ, conseiller,
Marcel SCHWARTZ, greffier,
Sur le rapport du magistrat délégué et les conclusions déposées au greffe de la Cour le 29 juin 2022 par Monsieur le délégué du gouvernement Laurent THYES pour l’ETAT DU GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG et le 19 juillet 2022 par Maître Gérard SCHANK, avocat à la Cour, pour PERSONNE1.),
ayant entendu Maître Vincent ISITMEZ, en remplacement de Maître Gérard SCHANK, et Monsieur le délégué du gouvernement Laurent THYES en leurs plaidoiries à l’audience publique du 10 octobre 2022,
rend le présent arrêt :
Saisi d’un appel interjeté par PERSONNE1.), le 21 décembre 2021, tendant à la réformation d’un jugement du tribunal administratif du 12 novembre 2021 l’ayant débouté de son recours contentieux tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de la Sécurité intérieure du 15 février 2019 portant rejet de sa demande d’accès au groupe de traitement B1, la Cour administrative, par arrêt du 24 mai 2022, a reçu l’appel en la forme et a, avant tout autre progrès en cause, saisi la Cour constitutionnelle de la question préjudicielle suivante :
« - L’article 94 (…) [de la loi modifiée du 18 juillet 2018 sur la Police grand-ducale], ensemble la systémique de la loi du 18 juillet 2018, ne comporte-il pas une différence de traitement incompatible avec le principe d’égalité devant la loi, en ce que du fait également de la limitation de la mesure à un contingent de 20 % impliquant que seuls les fonctionnaires ayant le meilleur rang d’ancienneté puissent profiter de la mesure de la voie expresse, ce système revient à ce que des fonctionnaires n’ayant pas les diplômes requis pour entrer de plano au groupe de traitement B1 devancent et bloquent ceux ayant pourtant disposé dès le moment de l’entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 2018 des conditions de diplôme ayant dû leur conférer normalement dès cette date l’entrée immédiate au groupe de traitement B1?
- Subsidiairement, si le système instauré n’était pas de nature à traiter de manière indue, au regard du principe de l’égalité devant la loi, les fonctionnaires disposant d’un diplôme devant normalement donner de plano accès au groupe de traitement B1, est-ce que l’article 94 en question, ensemble la systémique de la loi du 18 juillet 2018, n’opère-t-il pas un traitement incompatible avec le principe général de proportionnalité en ce qu’aucune règle d’équivalence n’a été posée par le législateur dans le sens de prévoir que seuls les fonctionnaires pouvant faire valoir une ancienneté de plusieurs décennies puissent devancer des fonctionnaires avec moins d’ancienneté disposant cependant d’un diplôme ayant normalement dû leur donner accès direct au groupe de traitement B1 dès l’entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 2018. Cette différence de traitement a priori indue n’est-elle pas accentuée par le fait qu’en l’espèce, le fonctionnaire disposa du diplôme requis pour entrer de plano au groupe de traitement B1, mais ne remplit ni la condition de 15 années de service posée par l’article 94 en question, ni ne se trouva classé utilement compte tenu du contingentement prévu par ledit article 94, et se vit uniquement offrir comme alternative de participer à l’examen-concours à tenir ultérieurement pour l’accès à la carrière B1, alors que pourtant il dispose du diplôme pertinent et qu’il a déjà passé un examen-concours pour rejoindre le corps de la Police grand-ducale ? »
L’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution dispose :
« Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi ».
L'article 94 de la loi modifiée du 18 juillet 2018 sur la Police grand-ducale (ci-après « loi du 18 juillet 2018 ») dispose :
« (1) Pour les membres du cadre policier en service, en congé de maternité, en congé parental ou en congé sans traitement au moment de l’entrée en vigueur de la présente loi, il est instauré un mécanisme temporaire de changement de groupe permettant à ces fonctionnaires d’accéder à un groupe de traitement immédiatement supérieur au leur dans les conditions et suivant les modalités déterminées au présent article. Le bénéfice de ce mécanisme est limité à une période de dix ans à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi.
(2) Le membre du cadre policier désirant profiter de ce mécanisme temporaire de changement de groupe doit en faire la demande par écrit auprès du directeur général de la Police grand-ducale avec copie au ministre, qui en saisit la commission de contrôle prévue à l’article 77.
(3) Pour pouvoir bénéficier de ce mécanisme temporaire de changement de groupe, le membre du cadre policier doit remplir les conditions ci-dessous :
1° avoir accompli quinze années de service depuis sa nomination ;
2° être classé à une fonction relevant du niveau supérieur.
Pour la sélection des candidats, il sera tenu compte, s’il y a lieu, de l’appréciation des compétences professionnelles et personnelles du policier en question.
Le nombre maximum de policiers d’un groupe de traitement pouvant bénéficier de ce mécanisme temporaire de changement de groupe, est fixé à vingt pour cent de l’effectif total de la catégorie de traitement C du cadre policier. Toute fraction résultant de l’application du taux établi ci-dessus compte pour une unité.
Le changement de groupe de traitement dans le cadre du présent article ne peut se faire qu’une seule fois et dans les limites de l’alinéa précédent et uniquement au sein de la Police.
Au cas où le nombre de candidatures admissibles dépasse les vingt pour cent, la sélection des candidatures se basera également sur le critère de l’ancienneté de service.
(4) Sur avis de la commission de contrôle, le ministre décide de l’admissibilité du candidat. Le candidat retenu doit présenter un travail personnel de réflexion sur un sujet en relation avec la fonction qu’il occupe. La commission de contrôle définit le sujet du travail personnel de réflexion à présenter dans un délai fixé par la même commission lequel ne peut excéder un an.
Le policier dont le travail personnel de réflexion a été retenu comme en ligne avec le sujet par la commission de contrôle, accède par promotion au groupe de traitement retenu au paragraphe 3 du présent article par l’autorité investie du pouvoir de nomination. Pour accéder par promotion au grade correspondant de son nouveau groupe de traitement, le policier est censé remplir toutes les conditions légales prévues dans son nouveau groupe de traitement, avec dispense de l'examen de promotion dans le cas où un tel examen est prévu dans le nouveau groupe de traitement. Les avancements et promotions ultérieurs se font après chaque fois un délai minimal d'une année dans le nouveau groupe de traitement, sous réserve de remplir au total l'ancienneté requise pour les avancements en grade de son nouveau groupe de traitement à compter de la nomination dans le groupe de traitement initial.
En cas d’un premier travail personnel de réflexion constaté comme hors sujet par la commission de contrôle, le policier qui en fait la demande et dont la nouvelle candidature a été retenue par le ministre, peut présenter un travail personnel de réflexion sur un nouveau sujet dans un délai à fixer par la même commission de contrôle et qui ne peut dépasser trois mois.
Lorsque ce nouveau travail personnel de réflexion a été retenu comme en ligne avec le sujet par la commission de contrôle, les dispositions de l’alinéa précédent lui sont applicables. Lorsque ce nouveau travail personnel de réflexion a été retenu comme hors sujet par la commission de contrôle, le candidat est définitivement écarté du bénéfice du mécanisme temporaire de changement de groupe.
(5) Au cas où leur traitement serait inférieur à leur traitement de base, y compris les primes de régime militaire et d’astreinte, ils bénéficient d’un supplément personnel de traitement. Le supplément personnel diminue au fur et à mesure que le traitement augmente par l’accomplissement des conditions de stage, d’examen et d’années de service ».
La Cour constitutionnelle a déjà eu à connaître de la matière du mécanisme temporaire de changement de groupe de traitement, encore appelé « mécanisme temporaire de la voie expresse » prévu à l’article 94 de la loi du 18 juillet 2018, en ce qu’il permet, sous certaines conditions, à des fonctionnaires de la catégorie de traitement C du cadre policier de la Police grand-ducale d’accéder au groupe de traitement immédiatement supérieur, à savoir le groupe de traitement B1 dans le cadre de son arrêt du 26 novembre 2021 (affaire n° 00168 du registre).
Dans cet arrêt, la Cour a dégagé différentes spécificités au niveau du corps de la Police grand-ducale, corps relevant de la Force publique, essentiellement hiérarchisée à sa base, laissant apparaître que la situation du cadre policier de la Police grand-ducale était spécifique à tel point qu’elle devait être analysée à part et n’était dès lors comparable ni à celle des fonctionnaires de l’Etat en général, ni à celle des fonctionnaires expéditionnaires informaticiens, détenteurs d’un diplôme luxembourgeois de technicien ou d’un diplôme équivalent, ni encore à celle des fonctionnaires communaux, ni enfin à celle des fonctionnaires de l’Inspection Générale de la Police (IGP).
Au-delà de cette question de comparabilité, la Cour constitutionnelle n’avait pas à connaître de la question lui actuellement soumise, en ce qu’elle a trait à une différence de traitement à l’intérieur même du corps des fonctionnaires de la Police grand-ducale et, plus particulièrement, de ceux ayant relevé de la catégorie de traitement C dudit corps au moment de l’entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 2018.
La question soumise à la Cour met en exergue le fait qu’à l’intérieur du cadre des fonctionnaires ayant relevé de la catégorie de traitement C du corps de la Police grand-ducale au moment de l’entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 2018, le cadre des fonctionnaires comprend essentiellement deux sous-catégories de fonctionnaires, à savoir, d’une part, celle des fonctionnaires qui, à la date d’entrée en vigueur de ladite loi, ne disposaient pas d’un diplôme de fin d’études secondaires ou d’un diplôme reconnu équivalent, et, d’autre part, celle des fonctionnaires qui en disposaient.
Ces deux situations sont suffisamment comparables en ce que les deux sous-catégories de fonctionnaires de la carrière de traitement C1 sont appelées à bénéficier, sous certaines conditions, de l’avancement par la voie expresse à la carrière de traitement B1.
Le principe de l’égalité devant la loi est violé lorsqu’un traitement identique est appliqué à des situations différentes, à moins que le régime appliqué par le législateur procède de considérations objectives et qu’il soit rationnellement justifié, adéquat et proportionné à son but.
Si, d’après la position étatique, la philosophie même du mécanisme temporaire de la voie expresse réside essentiellement dans le fait de permettre à des candidats qui ne disposent pas du diplôme relatif au groupe de traitement auquel ils entendent accéder, de pouvoir y accéder, c’est cependant le traitement identique de cette sous-catégorie de fonctionnaires avec celle des fonctionnaires disposant de pareil diplôme qui implique une atteinte au principe de l’égalité de traitement.
En effet, si le mécanisme temporaire de la voie expresse entend faire bénéficier des fonctionnaires ne disposant pas du diplôme requis pour entrer de plano dans la classe supérieure à la leur, moyennant l’institution d’un régime temporaire de changement de groupe de traitement tablant sur la validation des acquis de l’expérience professionnelle et l’accomplissement d’un travail personnel de réflexion, c’est par l’application indistincte de ce même mécanisme aux fonctionnaires ayant d’ores et déjà, au moment de l’entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 2018, disposé du diplôme requis pour accéder de plano à la classe supérieure briguée, que le législateur a institué une barrière pour ces derniers, se caractérisant par un traitement identique face à une situation comportant des disparités objectives.
Dès lors que par la loi du 18 juillet 2018, le législateur a réalisé en la matière un changement de paradigme en instituant un système posant dorénavant la formation à travers la possession d’un diplôme sanctionnant certaines études comme critère de classement des fonctionnaires nouvellement recrutés, il apparaît incohérent qu’au niveau du mécanisme temporaire de la voie expresse, le critère essentiel soit celui de l’ancienneté et que peu d’importance soit accordée à celui de la formation.
Cette façon de faire n’est ni rationnellement justifiée, ni adéquate, ni encore proportionnée au but poursuivi.
Il convient partant de dire que l’article 94 de la loi du 18 juillet 2018, considéré à la lumière de la systémique de ladite loi, institue une identité de traitement appliqué à des situations différentes qui n’est pas conforme au principe d’égalité devant la loi consacré par l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution.
Quant au volet subsidiaire de la question préjudicielle soumise par la juridiction de renvoi, il convient de rappeler que la Cour constitutionnelle a pour seule mission, conformément aux dispositions de l’article 6, alinéa 2, point a), de la loi du 27 juillet 1997, de donner à la juridiction de renvoi une réponse qui est nécessaire pour rendre sa décision.
Au regard de la réponse donnée à la question préjudicielle prise en son volet principal, il n’est plus nécessaire d’examiner le volet subsidiaire de la question en ce qu’elle porte sur la conformité du système instauré par l’article 94 de la loi du 18 juillet 2018 avec le principe général de proportionnalité.
PAR CES MOTIFS,
la Cour constitutionnelle :
dit, par rapport à la question préjudicielle posée, que le mécanisme temporaire de la voie expresse instauré par l’article 94 de la loi du 18 juillet 2018, considéré à la lumière de la systémique de ladite loi, institue une identité de traitement appliqué à des situations différentes qui n’est pas conforme au principe d’égalité devant la loi consacré par l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution;
dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;
dit qu’il sera fait abstraction des nom et prénom de PERSONNE1.) lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel ;
dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle au greffe de la Cour administrative, dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.
La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Roger LINDEN, en présence du greffier Marcel SCHWARTZ.
s. Marcel SCHWARTZ greffier |
s. Roger LINDEN président |