ARRET de la Cour constitutionnelle - 25 novembre 2022
Dans l’affaire n° 00172 du registre
ayant pour objet trois questions préjudicielles introduites, conformément à l’article 6 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle, par le tribunal de police d’Esch-sur-Alzette, suivant jugement n° 125/22, rendu le 21 avril 2022, parvenu au greffe de la Cour constitutionnelle le 13 mai 2022, dans la cause
entre
le Ministère public,
et
PERSONNE1.), né le DATE1.) à ADRESSE1.), demeurant à
L-ADRESSE2.).
La Cour,
composée de
Roger LINDEN, président,
Francis DELAPORTE, vice-président,
Henri CAMPILL, conseiller,
Agnès ZAGO, conseiller,
Thierry HOSCHEIT, conseiller,
Marcel SCHWARTZ, greffier,
Sur le rapport du magistrat délégué, les conclusions déposées au greffe de la Cour constitutionnelle le 8 juin 2022 par le procureur général d’Etat et celles déposées les 14 juin et 8 juillet 2022 par Maître Christian BOCK, avocat à la Cour, au nom de PERSONNE1.),
ayant entendu Maître Christian BOCK ainsi que le procureur général d’Etat adjoint John PETRY en leurs plaidoiries à l’audience publique du 26 septembre 2022,
rend le présent arrêt :
PERSONNE1.) est poursuivi pour avoir commis une infraction à la loi modifiée du 17 juillet 2020 portant introduction d’une série de mesures de lutte contre la pandémie Covid-19 (ci-après « la loi du 17 juillet 2020 »).
Les questions préjudicielles
Le tribunal de police a saisi la Cour constitutionnelle des questions préjudicielles suivantes :
1. L’article 4, paragraphe 1, première phrase, de la loi modifiée du 17 juillet 2020 sur les mesures de lutte contre la pandémie Covid-19(1), tel que modifié en dernier lieu par la loi du 14 septembre 2021 portant modification :
1° de la loi modifiée du 17 juillet 2020 sur les mesures de lutte contre la pandémie Covid-19 ;
2° de la loi modifiée du 6 janvier 1995 relative à la distribution en gros des médicaments ;
3° de la loi modifiée du 22 janvier 2021 portant : 1° modification des articles L. 234-51, L. 234-52 et L. 234-53 du Code du travail ; 2° dérogation temporaire aux dispositions des articles L. 234-51, L. 234-52 et L. 234-53 du Code du travail,
et applicable au 30 septembre 2021,
en ce qu’il rend obligatoire aux personnes le port du masque en toutes circonstances pour les activités ouvertes à un public qui circule et qui se déroulent en lieu fermé, sauf pour les activités qui se déroulent sous le régime du Covid check, est-il conforme au principe d’égalité de toute personne devant la loi tel que consacré par l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution ?;
2. L’article 4, paragraphe 1, première phrase, de la loi modifiée du 17 juillet 2020 sur les mesures de lutte contre la pandémie Covid-19, tel que modifié en dernier lieu par la loi du 14 septembre 2021 portant modification :
1° de la loi modifiée du 17 juillet 2020 sur les mesures de lutte contre la pandémie Covid-19 ;
2° de la loi modifiée du 6 janvier 1995 relative à la distribution en gros des médicaments ;
3° de la loi modifiée du 22 janvier 2021 portant : 1° modification des articles L. 234-51, L. 234-52 et L. 234-53 du Code du travail ; 2° dérogation temporaire aux dispositions des articles L. 234-51, L. 234-52 et L. 234-53 du Code du travail,
et applicable au 30 septembre 2021,
en ce qu’il rend obligatoire le port du masque en toutes circonstances pour les activités ouvertes au public qui circule et qui se déroulent en lieu fermé, sauf pour les activités qui se déroulent sous le régime Covid check, est-il conforme à la garantie des droits naturels de la personne humaine consacré par l’article 11, paragraphe 1, de la Constitution ?;
3. L’article 4, paragraphe 1, première phrase de la loi modifiée du 17 juillet 2020 sur les mesures de lutte contre la pandémie Covid-19, tel que modifié en dernier lieu par la loi du 14 septembre 2021 portant modification :
1° de la loi modifiée du 17 juillet 2020 sur les mesures de lutte contre la pandémie Covid-19 ;
2° de la loi modifiée du 6 janvier 1995 relative à la distribution en gros des médicaments ;
3° de la loi modifiée du 22 janvier 2021 portant : 1° modification des articles L. 234-51, L. 234-52 et L. 234-53 du Code du travail ; 2° dérogation temporaire aux dispositions des articles L. 234-51, L. 234-52 et L. 234-53 du Code du travail,
et applicable au 30 septembre 2021,
en ce qu’il rend obligatoire le port du masque en toutes circonstances pour les activités ouvertes au public qui circule et qui se déroulent en lieu fermé, sauf pour les activités qui se déroulent sous le régime Covid check, est-il conforme à la garantie de la vie privée consacrée par l’article 11, paragraphe 3, de la Constitution ?
Le texte législatif soumis au contrôle de la Cour constitutionnelle
La version de la loi du 17 juillet 2020 est celle applicable au 30 septembre 2021, date de la commission de l’infraction de non-observation de l’obligation de port du masque en lieu fermé reprochée au prévenu au principal, soit celle qui résulte de la loi modificative du 14 septembre 2021, rédigée comme suit :
« Art. 4. (1) Le port du masque est obligatoire en toutes circonstances pour les activités ouvertes à un public qui circule et qui se déroulent en lieu fermé, sauf pour les activités qui se déroulent sous le régime Covid check. Le port du masque est également obligatoire dans les transports publics, sauf pour le conducteur lorsqu’une distance interpersonnelle de deux mètres est respectée ou un panneau de séparation le sépare des passagers.».
Les normes constitutionnelles pertinentes
L’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution, dispose :
« Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi. »,
L’article 11, paragraphe 1, de la Constitution dispose :
« L’Etat garantit les droits naturels de la personne humaine et de la famille. ».
L’article 11, paragraphe 3, de la Constitution dispose :
« L’Etat garantit la protection de la vie privée, sauf les exceptions fixées par la loi. ».
Réponse aux questions préjudicielles
Quant à la première question préjudicielle
La question préjudicielle repose sur la constatation qu’au moment où les faits ont été commis, le choix entre deux régimes – soit le régime « Covid check », qui consiste à réserver l’entrée à un établissement ouvert au public à ceux qui pouvaient se prévaloir d’un certificat de vaccination ou de rétablissement ou d’un test Covid négatif, soit le régime reposant sur l’obligation de porter, en contrepartie à l’absence de mise en place d’un régime « Covid check », un masque à l’intérieur de ces établissements – appartenait à l’exploitant de l’établissement ouvert au public. Pour les établissements n’ayant pas instauré le régime « Covid check », la réglementation légale imposait dès lors le port du masque, mesure qui était de nature à restreindre l’accès à ces établissements. Une telle restriction ne s’appliquait pas par rapport aux établissements ayant opté pour le régime « Covid check ».
La mise en œuvre de la règle constitutionnelle d’égalité devant la loi suppose que les catégories de personnes entre lesquelles une discrimination est alléguée se trouvent dans une situation comparable. Si tel est le cas, le législateur peut néanmoins, sans violer le principe d’égalité, soumettre certaines catégories de personnes à des régimes légaux différents, à condition que la différence instituée procède de disparités objectives et qu’elle soit rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but.
Le choix de l’un ou l’autre des régimes prédécrits n’est pas le fait du législateur, mais de l’exploitant de l’établissement concerné qui l’exerce dans le cadre de la liberté du commerce et de l’industrie prévue à l’article 11, paragraphe 6, de la Constitution. Les deux régimes législatifs, qui correspondent aux deux branches de l’alternative ouverte à l’exploitant, entraînent des limitations d’accès à son établissement et les deux régimes ont été jugés également efficaces dans la lutte contre la pandémie par le législateur. L’option ouverte par le législateur n’entraîne pas par elle-même, à l’intérieur de chacune de ces branches, un traitement inégal. Le choix de l’une ou l’autre branche relève de la liberté du commerce et de l’industrie et n’implique de la sorte pas de question de conformité de la loi à l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution.
Quant aux deuxième et troisième questions préjudicielles
La garantie des « droits naturels de la personne humaine et de la famille » englobe l’ensemble des droits qui prennent leur fondement dans le droit naturel, à l’exclusion de ceux qui prennent leur fondement dans le droit positif. L’article 11, paragraphe 1, de la Constitution institue les droits naturels de la personne humaine en une garantie de droit constitutionnel positif ; ceux-ci coexistent avec les dispositions constitutionnelles qui en constituent des expressions spéciales, sans pour autant les remplacer.
Dans les circonstances qui ont donné lieu à l’intervention du pouvoir législatif dans le cadre de la lutte contre la pandémie Covid-19, les droits et libertés discutés sont appelés à se concilier suivant un juste équilibre à établir, conformément au principe de proportionnalité, avec d’autres droits naturels de la personne humaine, à savoir le droit à la vie et à la protection de la santé, ce dernier droit étant également consacré, de manière indirecte, par l’article 11, paragraphe 5, de la Constitution aux termes duquel « la loi règle quant à ses principes […] la protection de la santé ». Les restrictions aux droits et libertés imposées pour protéger d’autres personnes, compte tenu de la nature de la pandémie, sont susceptibles de se justifier dans un esprit de solidarité entre membres d’une même société et doivent être acceptées à condition que la proportionnalité entre les risques encourus par les uns et les restrictions imposées aux autres soit respectée.
Dans la mise en œuvre de la conciliation nécessaire des droits et libertés invoqués avec les exigences de la protection de la vie et de la santé publique, la Cour constitutionnelle ne sera amenée à conclure à la violation de la Constitution que s’il apparaît une rupture du juste équilibre, devant être préservé entre les risques existants et les moyens nécessaires pour y pallier par la mise en place d’une mesure inadéquate au regard de la situation, par nature évolutive, à laquelle le législateur avait à faire face.
Il ne résulte pas des éléments dont la Cour constitutionnelle a été saisie que la dangerosité liée à la propagation du virus Covid-19, dans la période au cours de laquelle les mesures de vaccination commençaient à être proposées à la population en son ensemble, mais n’avaient pas encore produit les effets escomptés, ait été exagérée par les autorités publiques. Il ne saurait pas non plus être reproché à celles-ci d’avoir privilégié, face aux incertitudes avérées des connaissances scientifiques au moment où les mesures législatives discutées ont été prises, la prévention des risques, qui étaient rendus plausibles par les données disponibles tant au vu du nombre des décès qu’en termes de surcharge du système hospitalier mettant en danger l’accès aux soins pour toutes les catégories de la population.
Dès lors, l’obligation de porter un masque à l’occasion de l’accès et du séjour dans un magasin, partant une activité ouverte à un public qui circule et qui se déroule en lieu fermé ne peut, au moment de son adoption et au moment des faits faisant l’objet des poursuites pénales, être considérée comme étant incompatible avec la liberté individuelle, ni avec le principe de la proportionnalité.
En effet, en imposant le port d’un masque lors d’activités ouvertes à un public dans un lieu fermé, le législateur a pris une mesure qui était de nature, au regard des caractéristiques du virus telles qu’elles résultaient des travaux scientifiques disponibles, d’en limiter efficacement la propagation, sans pour autant porter une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée, dont le libre choix de sa tenue vestimentaire, étant donné qu’une obligation au port d’un masque constitue une ingérence dans ce dernier droit, mais une ingérence en l’occurrence justifiée et non excessive.
Il s’ensuit qu’il y a lieu de répondre aux deuxième et troisième questions préjudicielles que l’article 4, paragraphe 1, de la loi du 17 juillet 2020, dans sa version applicable, n’est pas contraire à l’article 11, paragraphes 1 et 3, de la Constitution.
PAR CES MOTIFS,
la Cour constitutionnelle :
dit, par rapport aux questions préjudicielles posées, que l’article 4, paragraphe 1, de la loi du 17 juillet 2020 portant introduction d’une série de mesures de lutte contre la pandémie Covid-19, dans sa version applicable, n’implique pas de question de conformité à l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution, et n’est pas contraire à l’article 11, paragraphes 1 et 3, de la Constitution ;
dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;
dit qu’il sera fait abstraction des nom et prénoms de PERSONNE1.) lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel ;
dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle au greffe du tribunal de police d’Esch-sur-Alzette, dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.
La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Roger LINDEN, en présence du greffier Marcel SCHWARTZ.
s. Marcel SCHWARTZ greffier |
s. Roger LINDEN président |