La 7e chambre de la Cour d'appel vient de saisir la Cour constitutionnelle de quatre questions préjudicielles

Arrêt N° 118/22 – VII – TAX                     

Audience publique du quinze juin deux mille vingt-deux

Numéro CAL-2022-00269 du rôle.

 

Composition:

 

Mag1, président de chambre ;

Mag2, conseiller ;

Mag3, conseiller 

Greffier.

Signé: Mag1, Greffier.

 

E n t r e :

1) Appelant1 , et son épouse

 

2) Appelant2, les deux demeurant à (…)

 

parties appelantes aux termes d’une requête d’appel déposée le 3 mars 2022 au greffe de la Cour,

 

comparant par Maître Marnie DELHALT, avocat, en remplacement de Maître Anne BAULER, avocat à la Cour, les deux demeurant à Luxembourg,

e t :

la société anonyme SOC1, en faillite, ayant eu son siège social à (…), inscrite au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro (…), représentée par son curateur Maître Yann BADEN, avocat, demeurant à Gonderange,

partie intimée aux fins de la susdite requête du 3 mars 2022,

 

comparant par Maître Bruno VIER, avocat à la Cour, en remplacement de Maître Yann BADEN, avocat à la Cour, les deux demeurant à Gonderange;

En présence de :

X1, expert demeurant à (…)

partie intimée aux fins de la susdite requête du 3 mars 2022,

 

comparant personnellement.

_________________________________________________________

 

LA COUR D’APPEL :

Par ordonnance du 29 novembre 2019, statuant sur une demande dirigée par Appelant2  et Appelant1  contre la société anonyme SOC1, le juge des référés au tribunal d’arrondissement de Luxembourg a ordonné une expertise. Par ordonnance du 17 novembre 2020, le juge des référés a nommé l’expert X1 en remplacement de l’expert originairement commis.

 

Saisi par Appelant2  et Appelant1  d’une demande en taxation des honoraires de l’expert X1, un vice-président du tribunal d’arrondissement de Luxembourg, siégeant aux termes du chapeau du dispositif de son ordonnance « en matière de taxation d’honoraires d’expert en instance de référé » a, par ordonnance du 18 février 2022, taxé les honoraires de l’expert au montant de 14.500,- euros TTC par réduction du montant facturé de 18.600,75 euros.

 

Par courrier du 3 mars 2022, adressé à « Cour supérieure de justice, A l’attn de Mesdames, Messieurs les Présidents et Conseillers à la Cour d’appel », Appelant2  et Appelant1  ont relevé appel de l’ordonnance du 18 février 2022, qui leur a été notifiée en date du 7 mars 2022.

 

Par courrier du greffe de la Cour d’appel du 16 mars 2022, les parties ont été convoquées à l’audience publique du 31 mai 2022.

 

Lors des plaidoiries, la Cour a interrogé les parties sur la forme en laquelle l’audience devait être tenue. A cet égard, la Cour a relevé que l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile dispose en son alinéa 2 que

La taxe des indemnités et frais est susceptible d’un recours à former devant une chambre civile de la cour d’appel, siégeant en chambre du conseil.

mais que cette disposition légale, en ce qu’elle prévoit d’office et en tout état de cause que les plaidoiries relatives à la taxation des honoraires des experts se tiennent en instance d’appel en chambre du conseil, c’est-à-dire sans que le public ne puisse y assister, s’oppose en apparence à différentes règles juridiques qui imposent le principe de la publicité des débats devant les juridictions, sauf exceptions expressément délimitées, à savoir qu’elle s’oppose à la disposition de valeur juridique identique de l’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile aux termes duquel

Les plaidoiries seront publiques, excepté dans les cas où la loi ordonne qu’elles seront secrètes. Pourra cependant le tribunal ordonner qu’elles se feront à huis clos, si la discussion publique devait entraîner un scandale ou des inconvénients graves : mais, dans ce cas, le tribunal sera tenu d’en délibérer, et de rendre compte de sa délibération au procureur général d’Etat près la Cour supérieure de justice ; et si la cause est pendante dans un tribunal d’appel, au grand-juge Ministre de la justice.

et aux règles à valeur juridique supérieure de l’article 88 de la Constitution disposant que

Les audiences des tribunaux sont publiques, à moins que cette publicité ne soit dangereuse pour l’ordre ou les mœurs, et, dans ce cas, le tribunal le déclare par un jugement.

et de l’article 6, paragraphe 1er, 2e phrase de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après CEDH) prévoyant que

Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

 

Appelant2  et Appelant1  ont pris position en estimant que dans la matière faisant l’objet des débats, les motifs de l’article 88 de la Constitution pouvant justifier la dérogation à la publicité des débats ne seraient pas remplis, et qu’il conviendrait de siéger en audience publique.

 

X1 n’a pas pris position sur les questions soulevées.

 

Les modes de procéder devant les juridictions, en ce qu’ils sont notamment destinés à assurer la sauvegarde des droits procéduraux et substantiels des parties, mais aussi en ce qu’ils garantissent la nécessaire impartialité et indépendance des juridictions et plus loin la reconnaissance et l’acceptation de l’autorité attachée à la chose jugée, et plus généralement l’équité du procès, participent à l’ordre public. Il appartient dès lors à la Cour de s’assurer que le déroulement de la procédure réponde aux règles par essence supérieures instaurées en vue de la réalisation de ces objectifs, sans devoir s’arrêter au sens premier des dispositions de pure procédure issues des lois de procédure au sens strict.

 

Ces considérations amènent la Cour à s’interroger sur la compatibilité de l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile à l’article 88 de la Constitution dans la mesure, tel que relevé ci-dessus, où l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile prévoit d’office et en tout état de cause que les débats sur la taxation des honoraires des experts ont lieu en instance d’appel en chambre du conseil, donc hors la présence du public, tandis que l’article 88 de la Constitution impose le principe de la publicité des débats, sauf exceptions strictement délimitées aux situations dans lesquelles cette publicité serait dangereuse pour l’ordre ou les mœurs, circonstances qui ne sont pas remplies en l’espèce.

 

Il est exact que l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile peut être vu comme une application de l’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile qui prévoit à titre d’exception à la publicité des débats « les cas où la loi ordonne qu’elles [les plaidoiries] seront secrètes ». Toutefois, l’article 185, tout comme l’article 448, est de valeur législative et ne saurait tenir en échec la disposition constitutionnelle de l’article 88 de la Constitution.

 

Dans un deuxième temps intervient la question de savoir si l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile, en ce qu’il prévoit de façon automatique la tenue des débats en chambre du conseil, est conforme à l’article 88 de la Constitution qui ne prévoit la dérogation à la publicité des débats que sur décision individuelle par la juridiction saisie. Cette même interrogation affecte l’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile en ce qu’il prévoit la possibilité pour la loi d’instaurer le secret des plaidoiries, alors que l’article 88 de la Constitution ne prévoit la dérogation à la publicité des débats que sur décision individuelle par la juridiction saisie.

 

Dans un troisième temps enfin, dans l’hypothèse dans laquelle l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile ne serait contraire à l’article 88 de la Constitution ni par rapport à la disposition instaurant une dérogation à la publicité des débats, ni par rapport à la disposition instaurant une dérogation absolue et automatique à la publicité des débats sans requérir l’intervention du juge, se pose la question de savoir si cette dérogation serait conforme à l’article 88 de la Constitution dans la mesure où elle n’est pas motivée par un des motifs prévus par l’article 88 de la Constitution, à savoir le danger que la publicité pourrait comporter pour « l’ordre ou les mœurs ».

 

Dans ce cadre, la Cour relève que les travaux préparatoires à l’adoption du règlement grand-ducal du 22 août 1985 portant modification du code de procédure civile et de certains articles du code civil ayant introduit l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile ne permet pas de conclusions définitives sur les motifs qui ont amené le législateur à prévoir en cette matière de la taxation des honoraires des experts l’absence de débats publics.

 

Le projet de texte initial (« A défaut d‘accord des parties avec le montant des indemnités et frais réclamé par le technicien, ce montant sera taxé par le juge saisi par requête. Le juge peut délivrer un titre exécutoire. La taxe des indemnités et frais est susceptible d’un recours à exercer devant la juridiction d’appel compétente suivant le droit commun. Ce recours doit être formé par requête dans le mois à peine de déchéance. Le délai prend cours, pour le technicien du jour de la délivrance de la taxe, et pour les parties du jour de la signification de l’exécutoire. ») avait été critiqué par le Conseil d’Etat qui avait développé que « Réservant aux intéressés un recours contre la décision de taxe, les auteurs du règlement entendent voir trancher ce recours par “la juridiction d’appel compétente suivant le droit commun". Le Conseil d’Etat ne saurait se rallier à cette proposition mais se prononce en faveur de la règle consacrée par l’article 20 du susdit règlement grand-ducal du 23 décembre 1972 [note de la Cour : est visé le Règlement grand-ducal du 23 décembre 1972 portant nouvelle fixation des indemnités à allouer en toute matières aux témoins, experts et interprètes, entretemps abrogé par le règlement grand-ducal du 28 novembre 2009 portant fixation des indemnités et tarifs en cas de réquisition de justice], selon laquelle une chambre civile de la cour supérieure de Justice, siégeant en chambre du conseil, doit connaître de ce recours. Cette solution se recommande parce que les litiges en question ne manquent pas de soulever parfois des questions délicates et que, d’autre part, la compétence unique de la cour d’appel est de nature à éviter des divergences de jurisprudence toujours regrettables ». La Conseil d’Etat a dans la suite proposé une rédaction de texte qui a finalement été adoptée.

 

Ces quelques développements ne permettent pas de déceler quelles seraient les « questions délicates » qui justifieraient que les débats prévus par l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile se tiennent en chambre du conseil, ni a fortiori que le législateur ait visé les motifs de dérogation prévus par l’article 88 de la Constitution.

 

S’il fallait admettre que l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile constitue une application particulière, quant aux motifs qui justifient la dérogation à la publicité des débats, de l’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile qui prévoit la possibilité de déroger à la publicité des débats si elle devait engendrer « un scandale ou des inconvénients graves », se pose la question de savoir si ce périmètre des motifs de dérogation est conforme au périmètre des motifs de dérogation possibles dessiné par l’article 88 de la Constitution à travers le risque de mise en danger de « l’ordre ou les mœurs ».

 

Les questions soulevées par rapport à la notion de la publicité des débats doit par ailleurs être vue dans le contexte de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que la Cour constitutionnelle a retenu dans un arrêt n° 00146 du 19 mars 2021 que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, contenant des garanties en matière d’accès au juge et de recours effectif qui sont à considérer comme équivalentes, forment avec le principe fondamental de l’État de droit et les principes d’accès au juge et de recours effectif un socle commun.

 

La CEDH interfère dès lors aussi bien sur la question du principe de la publicité (expressément prévu par l’article 6 de la CEDH) que de la nécessité de l’intervention du juge pour décréter le cas échéant le défaut de publicité (quelle est la portée du renvoi in fine de l’article 6 de la CEDH à une dérogation « dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal » ?) que des possibles motifs de dérogation (l’article 6, paragraphe 1er, 2e phrase de la CEDH prévoit des motifs de dérogation plus larges que l’article 88 de la Constitution).

 

Au-delà de la question de principe de la publicité des débats, la rédaction de l’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile suscite encore des interrogations au regard du principe d’égalité consacré par l’article 10bis, paragraphe 1er de la Constitution aux termes duquel « Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi », dans la mesure où aucune disposition n’est consacrée à la publicité des débats en première instance, d’où il résulte que ceux-ci relève du régime de droit commun de la publicité, tandis que les débats en instance d’appel sont soustraits à la publicité, sans que cette différence de traitement ne semble se justifier par la seule considération que les débats ont lieu à des degrés de juridiction différents.

 

Il y a lieu de soumettre ces interrogations à la Cour constitutionnelle. L’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile, bien qu’issu d’un règlement grand-ducal, à savoir le règlement grand-ducal du 22 août 1985 portant modification du code de procédure civile et de certains articles du code civil, est soumis au contrôle de la constitutionnalité par la Cour constitutionnelle dans la mesure où il a valeur législative, le règlement grand-ducal de 1985 ayant été adopté sur base d’une loi habilitante, à savoir la loi du 25 février 1980 habilitant le Gouvernement à réglementer la procédure civile et commerciale. L’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile a de même valeur législative.

 

La Cour précise que compte tenu de la prééminence a priori de la Constitution et de la CEDH sur le Nouveau Code de Procédure Civile, les débats ayant conduit au présent arrêt ont eu lieu en audience publique.

PAR CES MOTIFS :

La Cour d’appel, septième chambre, siégeant comme en matière d’appel de référé, statuant contradictoirement,

 

sursoit à statuer et défère à la Cour constitutionnelle les questions préjudicielles suivantes :

 

1/ L’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile, en ce qu’il instaure une dérogation à la publicité des débats est-il conforme à l’article 88 de la Constitution, lu seul ou en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1er, 2e phrase de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?

 

2/ L’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile, en ce qu’il instaure une dérogation à la publicité des débats qui joue de plein droit, sans intervention du juge, et l’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile, en ce qu’il réserve d’une façon générale la possibilité pour la loi de prévoir une dérogation à la publicité des débats sans intervention du juge, sont-ils conformes à l’article 88 de la Constitution, lu seul ou en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1er, 2e phrase de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?

 

3/ L’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile, en ce qu’il ne lie pas la dérogation à la publicité des débats à un motif déterminé, ou en ce qu’il lie cette dérogation implicitement à un des motifs prévus à l’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile, et l’article 185 du Nouveau Code de Procédure Civile en ce qu’il prévoit certains motifs pouvant justifier la dérogation à la publicité des débats, sont-ils conformes à l’article 88 de la Constitution, lu seul ou en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1er, 2e phrase de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?

 

4/ L’article 448 du Nouveau Code de Procédure Civile, en ce qu’il maintient la publicité des débats en première instance et prévoit la tenue des débats en chambre du conseil au stade du recours contre la décision rendue en première instance, est-il conforme à l’article 10bis de la Constitution ?

 

réserve les débats et les droits des parties.

 

Signé : Mag1, Greffier.

 

 

 

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