Le Conseil supérieur de la sécurité sociale a posé une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle concernant une décision de reclassement

GRAND-DUCHE DU LUXEMBOURG

No. du reg.: COMIX 2021/0184                                        No.: 2022/0135

CONSEIL SUPERIEUR DE LA SECURITE SOCIALE

Audience publique du trente-et-un mars deux mille vingt-deux

Composition:

 

Mme  Magistrat1, président de chambre à la Cour d’appel,        président

 

Mme  Magistrat2, 1er conseiller à la Cour d’appel,     assesseur-magistrat

 

Mme  Magistrat3, 1er conseiller à la Cour d’appel,     assesseur-magistrat

 

M.      (…),                                                                 assesseur-employeur

 

M.      (…),                                                                        assesseur-assuré

 

M.      (…),                                                                                    secrétaire

 

ENTRE:

Appelante , née le (…), demeurant à (…),

appelante,

comparant par Maître Fabrice Brenneis, avocat à la Cour, Luxembourg, en remplacement de  Maître Pascal Peuvrel, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg et représentant aux fins de la présente le mandataire de l’appelante, la société à responsabilité limitée Jurislux S.à r.l., établie et ayant son siège social à Luxembourg, inscrite sur la liste V du Barreau de Luxembourg;

ET:

l’Etat luxembourgeois, représenté par Monsieur le Ministre d’Etat, dont les bureaux sont établis à Luxembourg, 2, place de Clairefontaine,

intimé,

comparant par Madame Alexandra David, juriste à l’Agence pour le développement de l’emploi, demeurant à Luxembourg.

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Les faits et rétroactes de l’affaire se trouvent exposés à suffisance de droit dans l’arrêt du Conseil supérieur de la sécurité sociale du 6 décembre 2021.

 

Le Conseil supérieur de la sécurité sociale décida de permettre à Appelante de reformuler la question préjudicielle qu’elle demanda à voir poser à la Cour constitutionnelle et à l’Etat luxembourgeois de prendre position, et il refixa l’affaire à l’audience publique du 17 janvier 2022, puis à celle du 7 mars 2022, à laquelle le rapporteur désigné fit l’exposé de l’affaire.

 

Maître Fabrice Brenneis, pour l’appelante, reformula la question préjudicielle qu’il demanda à voir poser à la Cour constitutionnelle.

 

Madame Alexandra David,  pour l’intimé, se rapporta à la sagesse du Conseil supérieur de la sécurité sociale.

 

Après prise en délibéré de l’affaire le Conseil supérieur rendit à l’audience publique de ce jour, à laquelle le prononcé avait été fixé, l’arrêt qui suit:

 

 

Par un arrêt du 6 décembre 2021, le Conseil supérieur de la sécurité sociale a statué comme suit :

 

« Par décision du 10 janvier 2014 de la Commission mixte de reclassement des travailleurs incapables à exercer leur dernier poste de travail (ci-après la COMIX), Appelante a fait l’objet d’une décision de reclassement interne. Selon courrier de son employeur du 31 juillet 2020, elle a été licenciée avec préavis. Elle occupait le poste d’assistante auprès d’un médecin-dentiste.

 

Suite à son licenciement, Appelante a demandé à la COMIX d’être assimilée au bénéficiaire d’un reclassement externe au sens de l’article L. 551-6 (2) du code du travail.

 

Par décision prise en séance du 29 janvier 2021, la COMIX lui a refusé ce droit au motif que les conditions prévues au prédit article ne sont pas remplies.

 

Par requête entrée en date du 17 février 2021 au siège du Conseil arbitral de la sécurité sociale (ci-après le Conseil arbitral), Appelante a introduit un recours contre cette décision.

 

Par jugement du 21 mai 2021, le Conseil arbitral a rejeté le recours en confirmant la décision de la COMIX retenant que les conditions de l’article L. 551-6 (2) du code du travail ne sont pas remplies. L’assurée n’aurait pas fait l’objet d’un licenciement collectif et la cessation de l’activité de l’employeur ne serait pas non plus établie. Il a rejeté la demande de l’assurée de voir poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle pour rupture de l’égalité entre les salariés travaillant dans une grande structure pouvant faire l’objet d’un licenciement collectif et ceux qui, comme l’assurée, travaillaient dans une petite structure.

 

Par requête déposée en date du 25 juin 2021 au secrétariat du Conseil supérieur de la sécurité sociale, Appelante a interjeté appel.

 

Elle réitère son moyen de la violation de l’article 10 bis de la Constitution au regard de la discrimination résultant d’après elle des dispositions de l’article L. 551-6 (2) du code du travail

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entre les salariés travaillant pour une grande structure et ceux travaillant pour une petite structure. Elle réitère son moyen de voir saisir la Cour constitutionnelle d’une question préjudicielle à ce sujet. A titre subsidiaire, elle soutient avoir fait l’objet d’un licenciement économique, dans le sens d’avoir été licenciée pour des raisons indépendantes de sa personne. Elle devrait donc bénéficier de la possibilité offerte par l’article L. 551-6 (2) du code du travail d’être assimilée à un travailleur bénéficiant d’un reclassement externe.

 

A l’audience des plaidoiries, l’appelante soulève une autre inégalité résultant des dispositions de l’article L. 551-6 (2) du code du travail, cette fois-ci par rapport à un salarié se trouvant en reclassement externe en ce que le salarié en reclassement professionnel externe garde le statut de personne en reclassement professionnel, même après avoir perdu son nouvel emploi pour une raison indépendante de sa volonté, tandis que le salarié en reclassement professionnel interne ne peut opter pour le statut de personne en reclassement externe que s’il perd son emploi en raison de la cessation de l’activité de l’employeur ou suite à un licenciement collectif. Elle formule une question préjudicielle à poser à la Cour constitutionnelle tout en demandant qu’il soit sursis à statuer à la présente affaire dès lors qu’une question préjudicielle de la même teneur se trouve déjà soumise à la Cour constitutionnelle dans une autre affaire.

 

L’intimé conclut à la confirmation du jugement de première instance. Il estime que relativement à la première question préjudicielle posée par l’appelante, les deux salariés ne se trouvent pas dans une situation comparable. Par rapport à la deuxième question, il ne s’oppose pas à la surséance demandée par l’appelante.

 

Quant à la surséance :

 

Il est constant en cause que dans un arrêt n° 2021/0210 du 15 juillet 2021 (COMIX 2021/0097), le Conseil supérieur de la sécurité sociale a posé la question suivante à la Cour constitutionnelle :

 

« L’article L. 551-6 (2) et (3) du code du travail en ce qu’il crée une distinction entre un salarié en reclassement professionnel interne et les salariés en reclassement professionnel externe, à savoir que le salarié en reclassement professionnel externe garde le statut de personne en reclassement professionnel et ceci même après avoir perdu son nouvel emploi pour une raison indépendante de sa volonté et que le salarié en reclassement professionnel interne ne peut opter pour le statut de personne en reclassement externe que s’il perd son emploi en raison de la cessation de l’activité de l’employeur ou suite à un licenciement collectif, est-il conforme à l’article 10bis de la Constitution, à savoir le principe constitutionnel de l’égalité devant la loi ».

 

Cette question préjudicielle soulève l’existence d’une inégalité de traitement entre le salarié en reclassement interne et celui en reclassement externe qui ont tous les deux fait l’objet d’un licenciement pour une raison indépendante de leur volonté. Tel qu’indiqué dans ladite question préjudicielle, par application de l’article L. 551-6 (3) du code du travail, l’assuré en reclassement externe garde le statut de personne en reclassement professionnel après avoir perdu son nouvel emploi pour une raison indépendante de sa volonté tandis que le salarié en reclassement interne doit prouver soit que son employeur a cessé son activité, soit qu’il a été licencié dans le cadre d’un licenciement économique pour bénéficier du statut d’un reclassement externe.

 

 

 

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En l’espèce, il s’ajoute que dans la mesure où la notion de « licenciement collectif » contenue à l’article L. 551-6 (2) doit s’entendre comme correspondant au licenciement collectif tel que défini à l’article L. 166-1 du code du travail, même si l’article L. 551-6 (2) ne le dit pas expressément, un tel licenciement collectif n’était pas possible dans le cas de l’appelante au vu de la taille réduite de la structure de son employeur, bien que dans la lettre de licenciement, celui-ci ait invoqué des motifs économiques pour justifier le licenciement.

 

Si la question préjudicielle posée dans l’arrêt n° 2021/0210 du 15 juillet 2021 peut partant avoir une incidence sur la présente affaire, il n’en reste pas moins que la première question soulevée par l’appelante pose un problème supplémentaire qu’il convient d’analyser, indépendamment de l’autre question préjudicielle suggérée par l’appelante. Il s’en déduit qu’il n’y a pas lieu de surseoir à statuer en considération de la question préjudicielle posée à la Cour constitutionnelle par l’arrêt n° 2021/0210 du 15 juillet 2021.

 

Quant au fond :

 

Tel que rappelé par le Conseil arbitral, l’article L. 551-6 (2) du code du travail dans sa version en vigueur depuis le 1er janvier 2016, applicable à l’espèce, prévoit que le salarié en reclassement professionnel interne qui perd son emploi en raison de la cessation de l’activité de l’employeur ou suite à un licenciement collectif, est en droit de saisir la COMIX en vue d’un reclassement professionnel externe.

 

Il n’est pas contesté par l’appelante qu’aucune des deux hypothèses au sens strict prévues audit article n’est donnée en l’espèce. Son employeur n’a pas cessé son activité. Elle n’a pas non plus fait l’objet d’un licenciement collectif au sens du droit du travail, correspondant à la situation dans laquelle l’employeur procède à un certain nombre de licenciements économiques au cours d’une période déterminée, telle que cette situation est réglée à l’article L. 166-1 du code du travail (J.L. PUTZ : Comprendre et appliquer le droit du travail, éd. 2018-2019, n° 533). Ayant travaillé dans une structure n’employant que trois personnes et ayant seule été licenciée, les conditions prévues audit article ne sont pas réunies dans le cas de l’appelante.

 

L’appelante estime être victime d’une discrimination puisqu’en tant que salariée d’une petite structure, elle ne pouvait pas faire l’objet d’un licenciement collectif, partant rentrer dans les prévisions de l’article L. 551-6 (2) du code du travail, bien qu’elle ait été licenciée pour des motifs économiques, non inhérents à sa personne.

 

Selon l’article 6 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, lorsqu’une partie soulève une question relative à la conformité d’une loi à la Constitution devant une juridiction de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif, celle-ci est tenue de saisir la Cour constitutionnelle sauf lorsqu’elle estime que la question soulevée n’est pas nécessaire pour rendre son jugement, que la question de constitutionnalité est dénuée de tout fondement ou que la Cour constitutionnelle a déjà statué sur une question ayant le même objet.

 

Par ailleurs, la mise en oeuvre de la règle constitutionnelle d’égalité suppose que les catégories de personnes entre lesquelles une discrimination est alléguée se trouvent dans une situation comparable au regard de la mesure critiquée. Il est admis qu’il appartient au juge du fond de décider si les catégories de personnes concernées se trouvent dans une situation comparable, le domaine réservé de la Cour constitutionnelle étant de déterminer si la différenciation opérée par la loi est objective, rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but.

 

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Tel que relevé par l’appelante, le projet de loi portant modification du code du travail et du code de la sécurité sociale concernant le dispositif du reclassement interne et externe (trav. parl. n°6555) avait prévu que l’article L. 551-6 (2) du code du travail devait prendre la teneur suivante : « le salarié en reclassement professionnel interne qui perd son emploi pour une raison indépendante de sa volonté, est en droit de saisir la Commission mixte endéans les vingt jours à partir de la fin du contrat de travail en vue d’un reclassement professionnel externe » (trav. parl. n° 6555-4, dépêche du Président de la Chambre des députés au Président du Conseil d’Etat, p.7).

 

Par amendements adoptés par la Commission de travail, de l’emploi et de la sécurité sociale, l’article L. 551-6 (2) a été modifié pour prendre la teneur actuelle, à savoir « le salarié en reclassement professionnel interne qui perd son emploi en raison de la cessation de l’activité de l’employeur ou suite à un licenciement collectif, est en droit de saisir la Commission mixte endéans les vingt jours à partir de la fin du contrat de travail en vue d’un reclassement professionnel externe. »

 

Cette modification a été justifiée par le fait que « cet amendement a pour objet de préciser que seules les personnes en reclassement professionnel interne, victimes d’une cessation de l’activité de l’employeur ou d’un licenciement collectif, sont en droit de saisir la Commission mixte pour obtenir un reclassement externe. En effet, si le texte reste à l’état actuel, les employeurs pourraient être tentés de procéder à des licenciements avec préavis à la fin de la période de protection du salarié en reclassement professionnel interne (un an) en vue de les faire bénéficier d’un reclassement professionnel externe et du filet de sécurité du présent projet. »

 

L’argumentation de l’appelante consiste à dire que dans la mesure où elle a travaillé dans une petite structure, il lui est impossible de remplir la condition d’avoir fait l’objet d’un licenciement collectif bien que le motif de son licenciement ait été économique.

 

Tel qu’allégué par l’appelante, sa situation est comparable à celle d’un salarié qui a travaillé dans une plus grande structure. Dans les deux cas, le licenciement est intervenu pour des raisons indépendantes de la personne du salarié et pour les mêmes motifs, à savoir des problèmes économiques de l’employeur. Les deux salariés se trouvent partant dans une situation comparable.

 

Il est dès lors en principe indiqué de saisir la Cour constitutionnelle d’une question préjudicielle pour voir déterminer si la différenciation opérée par la loi est objective, rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but ».

 

Dans son arrêt du 6 décembre 2021, le Conseil supérieur de la sécurité sociale a ensuite constaté qu’il y avait lieu à reformulation de la question préjudicielle telle que proposée par l’appelante. Il a par voie de conséquence reconvoqué les parties à une audience ultérieure pour permettre un débat contradictoire sur cette nouvelle formulation.

 

A l’audience du 7 mars 2022, l’appelante a reformulé sa question préjudicielle et l’intimé a pris position.

 

Il convient dès lors de soumettre la question préjudicielle plus amplement reprise au dispositif du présent arrêt à l’appréciation de la Cour constitutionnelle.

 

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Par ces motifs,

 

 

le Conseil supérieur de la sécurité sociale,

 

statuant sur le rapport oral du magistrat désigné et les conclusions contradictoires des parties à l’audience,

 

saisit la Cour constitutionnelle de la question préjudicielle suivante :

« L’article L. 551-6 (2) issu de la loi du 23 juillet 2015 portant modification du code du travail et du code de la sécurité sociale concernant le dispositif du reclassement interne et externe, en ce qu’il crée une distinction entre un salarié d’une petite structure, dont le contrat a cessé pour motifs économiques, et un salarié d’une grande structure dont le contrat a cessé en raison d’un licenciement collectif c’est-à-dire également pour motifs économiques, à savoir que le salarié d’une grande structure en reclassement professionnel interne peut demander un reclassement professionnel externe si son contrat a cessé en raison de la cessation d’activité de son employeur ou en raison d’un licenciement collectif tandis que le salarié d’une petite structure dans la même situation n’a pas la possibilité de demander un reclassement professionnel externe, est-il conforme à l’article 10 bis de la Constitution ? »,

 

réserve les droits des parties et les dépens.  

 

 

La lecture du présent arrêt a été faite à l’audience publique du 31 mars 2022 par Madame le Président Magistrat1, en présence de Monsieur (…), secrétaire.

 

 

Le Président,                                                                          Le Secrétaire,

signé: Magistrat1                                                                         signé: (…)

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