Arrêt n° 164 de la Cour constitutionnelle - La Cour a répondu à deux questions préjudicielles en matière de droit du travail en relation avec les libertés syndicales

 

Arrêt de la Cour constitutionnelle

 

30 avril 2021

 

Dans l’affaire n° 00164 du registre

ayant pour objet une question préjudicielle soumise à la Cour constitutionnelle, conformément à l’article 6 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, par la Cour d’appel, huitième chambre, siégeant en matière de droit du travail, suivant arrêt n° 135/20, rendu le 3 décembre 2020 sous le numéro 44412 du rôle, déposé au greffe le 3 décembre 2020, dans le cadre d’un litige

Entre :

 

1.    A), demeurant professionnellement à (…), c/o Soc1) S.A.,

 

2.    B), demeurant à (…),

 

3.    C), demeurant professionnellement à (…), c/o Soc1) S.A.,

 

4.    D), demeurant à (…),

 

5.    E), demeurant à (…),

 

6.    F), demeurant professionnellement à (…), c/o Soc1) S.A.,

 

7.    G), demeurant professionnellement à L-7750 Colmar-Berg, avenue Gordon Smith, c/o Soc1) S.A.,

 

8.    la SOC2) « SOC2)», en tant qu’association de fait, représentée par son bureau exécutif, établie à (…),

 

9.    H), demeurant professionnellement à (…), c/o SOC2),

 

10.  I), demeurant professionnellement à (…), c/o SOC2),

 

11.  J), demeurant professionnellement à (…), c/o SOC2),

 

12.  K), demeurant professionnellement à (…), c/o SOC2),

 

et:

 

1.    L), demeurant à (…),

 

2.    M), demeurant à (…),

 

3.    N), demeurant à (…),

 

4.    O), demeurant à (…),

 

5.    P), demeurant à (…),

 

6.    Q), demeurant à (…),

 

7.    R), demeurant à (…),

 

8.    S), demeurant à (…),

 

9.    T), demeurant à (…),

 

10.  U), demeurant à (…),

 

11.  V), demeurant à (…),

 

12.  X), demeurant à (…),

 

13.  X), demeurant à (…),

 

14.  la société anonyme SOC1), établie et ayant son siège social à (…), représentée par son conseil d’administration,

 

15.  l’ETAT DU GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG, représenté par le Ministre d’Etat, ayant ses bureaux à L-1341 Luxembourg, 2, Place de Clairefontaine,

 

La Cour,

 

composée de

Jean-Claude WIWINIUS, président,

Francis DELAPORTE, vice-président,

Henri CAMPILL, conseiller,

Roger LINDEN, conseiller,

Christiane RECKINGER, conseiller,

 

Viviane PROBST, greffier,

 

Sur le rapport du magistrat délégué et les conclusions déposées au greffe de la Cour le 22 décembre 2020 par Maître Georges PIERRET, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg, pour l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, le 23 décembre 2020 par Maître Jean-Marie BAULER, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg, pour L) et M), le 30 décembre 2020 par Maître Albert RODESCH, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg, pour A), B), C), D), E), F), G), la « SOC2)» (SOC2)), H), I), J) et K) et le 31 décembre 2020 par Maître Guy CASTEGNARO, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg, pour la société anonyme SOC1),

 

l’affaire ayant été prise en délibéré de l’accord des mandataires et sans leur parution à l’audience publique de la Cour constitutionnelle du 12 mars 2021, conformément à l’article 2, paragraphe 1, de la loi modifiée du 19 décembre 2020 portant adaptation temporaire de certaines modalités procédurales en matière civile et commerciale,

 

rend le présent arrêt :

 

A), qui est salariée de la société anonyme SOC1) (ci-après « la société SOC1) »), avait été élue membre titulaire de la délégation principale du personnel et, lors de la réunion de la délégation, désignée par la «SOC2) » (ci-après « le syndicat SOC2) ») déléguée libérée conformément à l’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail.

 

Suite à la réduction de sa durée de travail à vingt heures par semaine du fait de son reclassement interne décidé par la Commission mixte, le bureau exécutif du syndicat SOC2) avait informé la direction de la société SOC1) que, A) étant dans l’impossibilité d’exercer son mandat à temps plein, il aurait décidé de la maintenir en tant que déléguée libérée à mi-temps et d’attribuer les vingt heures restantes avec effet immédiat à B), délégué effectif de la délégation principale pour le syndicat SOC2).

 

Cette décision avait été contestée par le président de la délégation du personnel, L), ainsi que par le vice-président et le secrétaire, au motif qu’un poste ne peut être converti dans un crédit d’heures que par la délégation du personnel elle-même, conformément à l’article précité du Code du travail.

 

Par requête déposée au greffe du tribunal du travail de Luxembourg, A) et divers autres membres de la délégation du personnel de la société  SOC1) ainsi que le syndicat SOC2) ont fait convoquer L) et les autres membres de la délégation ainsi que la société SOC1) et l’ETAT DU GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG devant ledit tribunal pour voir dire, principalement, que A) était en droit d’utiliser 20 heures du crédit de 40 heures revenant au délégué libéré désigné par le syndicat SOC2) et que B) était en droit d’utiliser les 20 heures restantes en tant que délégué libéré à mi-temps, subsidiairement, pour voir constater que les 20 heures non utilisées par A) en sa qualité de déléguée libérée désignée par l’SOC2) devaient être utilisées par un autre délégué membre du syndicat SOC2), lequel devrait être libéré à raison de 20 heures par semaine, afin de respecter les règles de la représentation proportionnelle.

 

Par jugement du 24 octobre 2016, le tribunal du travail avait dit la demande recevable, mais non fondée.

 

A la suite de l’appel interjeté par les demandeurs originaires contre ce jugement, la Cour d’appel, par un arrêt du 13 juin 2019, a, avant tout autre progrès en cause, saisi la Cour constitutionnelle d’une question préjudicielle portant sur la conformité de l’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail aux articles 11, paragraphe 4, et 10bis de la Constitution.

 

Par un arrêt du 13 décembre 2019, la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevables les deux questions préjudicielles lui déférées en méconnaissance de la condition légale d’un débat contradictoire préalable devant la juridiction de renvoi.

 

Par un arrêt du 3 décembre 2020, la Cour d’appel, statuant en continuation de l’arrêt du 13 juin 2019 et au vu de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 13 décembre 2019, a, avant tout autre progrès en cause, saisi la Cour constitutionnelle de la question préjudicielle suivante :

 

« L’article L. 415-5 (3) du Code du travail, en ce qu’il ne permet pas aux organisations syndicales qui jouissent de la représentativité nationale en vertu de l’article L. 161-4 représentées au sein de la délégation et liées à l’entreprise par convention collective de travail de décider de la conversion de leur délégué libéré en crédit d’heures, est-il conforme à l’article 11 (4) de la Constitution garantissant la liberté syndicale – liberté syndicale qui implique en vertu de la Convention internationale du travail n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical adoptée par la Conférence internationale du travail ratifiée par le Luxembourg par la loi du 10 février 1987, la liberté pour les syndicats de désigner librement leurs représentants ? »

 

et, en cas de réponse positive, de la question suivante :

 

« L’article L. 415-5 (3) du Code du travail est-il conforme à l’article 10bis de la Constitution en ce qu’il exclut de facto les salariés travaillant à temps partiel, et, partant, majoritairement les femmes, de la possibilité d’être désignés délégués libérés par une organisation syndicale jouissant de la représentativité nationale en vertu de l’article L. 161-4 du Code du travail représentée au sein de la délégation et liée à l’entreprise par une convention collective de travail ? ».

 

Quant à la recevabilité des questions préjudicielles

 

L’article 6 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle ne prévoit la saisine de la Cour constitutionnelle que si la question préjudicielle relative à la conformité d'une loi à la Constitution est nécessaire et pertinente pour la solution du litige.

 

La Cour d’appel étant amenée à toiser le litige sur la base de l’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail, il en suit que les questions préjudicielles ayant trait à la constitutionnalité dudit article sont pertinentes pour la solution du litige, de sorte qu’elles sont recevables, les développements de la Cour d’appel dans l’arrêt du 13 juin 2019 concernant le fond du litige exposés dans la motivation de sa décision ne portant pas à conséquence, dès lors qu’ils n’ont pas été repris dans le dispositif de l’arrêt, la Cour constitutionnelle ayant été saisie, avant tout autre progrès en cause, des susdites questions préjudicielles.

 

Quant au fond

 

Concernant la première question préjudicielle

 

L’article 11, paragraphe 4, de la Constitution dispose que « La loi garantit le droit au travail et l’Etat veille à assurer à chaque citoyen l’exercice de ce droit. La loi garantit les libertés syndicales et organise le droit de grève. ».

 

L’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail dispose que « Le chef d’entreprise est tenu de libérer de tout travail généralement quelconque et d’accorder une dispense permanente de service avec maintien du salaire, ainsi que, le cas échéant, du droit à la promotion et à l’avancement, à

 

* un délégué lorsque l’effectif des salariés est compris entre 250 et 500; 

 

* deux délégués lorsque l’effectif des salariés est compris entre 501 et 1.000;

 

* trois délégués lorsque l’effectif des salariés est compris entre 1.001 et 2.000;

 

* quatre délégués lorsque l’effectif des salariés est compris entre 2.001 et 3.500;

 

* un délégué supplémentaire par tranche de 1.500 salariés, lorsque l’effectif des salariés excède 3.500.

 

La désignation des délégués libérés est effectuée au scrutin secret de liste par les membres de la délégation selon les règles de la représentation proportionnelle.

 

Toutefois, lorsque l’effectif excède 1.000 salariés, les organisations syndicales qui jouissent de la représentativité nationale en vertu de l’article L.161-4 représentées au sein de la délégation et liées à l’entreprise par convention collective de travail désignent chacune un des délégués libérés conformément aux dispositions du présent paragraphe.

 

La délégation peut décider de la conversion d’un ou plusieurs délégués libérés conformément à l’alinéa premier dans un crédit d’heures, sur la base de quarante heures par délégué libéré et proportionnellement aux suffrages obtenus au moment de l’élection.

 

Elle en informe le chef d’entreprise. ».

 

L’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail, précité, confère, en son alinéa 3, aux organisations syndicales jouissant de la représentativité nationale et liées à l’entreprise par convention collective de travail le droit de désigner un délégué libéré qui est membre de la délégation du personnel, cette disposition ayant été instituée pour promouvoir le pluralisme syndical et l’égalité de traitement des syndicats représentatifs dans l’entreprise.

 

L’activité syndicale ne doit pas être confondue avec la représentation des travailleurs dans l’entreprise, le délégué libéré, même s’il est désigné par un syndicat, étant investi d’une mission de défense des intérêts de tous les salariés de l’entreprise indépendamment de leur appartenance à tel ou tel syndicat.

 

La conversion du délégué libéré en crédit d’heures sur décision de la délégation ne porte pas atteinte au droit des syndicats réprésentatifs de désigner leur délégué libéré au sein de la délégation, droit consacré à l’alinéa 3 de l’article L. 415-5, paragraphe 3, précité du Code du travail, la conversion d’un délégué libéré en crédit d’heures relevant du fonctionnement de la délégation et, partant, des attributions de la délégation élue du personnel qui décide de libérer le délégué de son travail afin de lui permettre de défendre les intérêts de tous les salariés de l’entreprise, quelle que soit leur appartenance syndicale.

 

Il en suit que par rapport à la question préjudicielle posée, il convient de dire que l’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail est conforme à l’article 11, paragraphe 4, de la Constitution.

 

Concernant la seconde question préjudicielle

 

L’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution dispose que « Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi. ».

 

La mise en œuvre de la règle constitutionnelle d’égalité suppose que les catégories de personnes entre lesquelles une discrimination est alléguée se trouvent dans une situation comparable.

 

Les salariés travaillant à temps plein et ceux travaillant à temps partiel se trouvent dans une situation comparable au regard de la possibilité d’être désignés délégués libérés par une organisation syndicale représentative, l’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail ne faisant pas de distinction entre ces deux catégories de travailleurs lorsqu’il prévoit, dans son alinéa 3, la désignation d’un délégué libéré par un syndicat représentatif.

 

L’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail qui prévoit,  indistinctement, la conversion d’un ou de plusieurs délégués libérés dans un crédit d’heures, sur base de quarante heures par délégué libéré et proportionnellement aux suffrages obtenus au moment de l’élection n’institue pas de discrimination entre les salariés travaillant à temps plein et ceux travaillant à temps partiel, et a fortiori n’institue pas de discrimination basée sur le sexe, le texte de l’article précité ne contenant aucune référence à la durée de travail contractuelle du salarié pouvant être désigné en tant que délégué libéré par un syndicat représentatif. Il n’institue pas davantage de discrimination en fait entre les deux catégories de salariés, dès lors que la rémunération du délégué libéré est maintenue pendant la durée de son mandat de délégué libéré en fonction de sa durée contractuelle de travail et que la durée du mandat de délégué libéré n’est pas limitée à la durée contractuelle de travail.

 

Il en suit que par rapport à la question préjudicielle posée, il convient de dire que l’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail est conforme à l’article 10bis, paragraphe 1, de la Constitution.

 

PAR CES MOTIFS,

 

la Cour constitutionnelle ;

 

déclare les questions préjudicielles déférées à la Cour constitutionnelle recevables; 

 

dit que, par rapport aux questions préjudicielles posées, l’article L. 415-5, paragraphe 3, du Code du travail est conforme aux articles 11, paragraphe 4, et 10bis, paragraphe 1, de la Constitution ;

 

dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;

 

dit qu’il sera fait abstraction des noms et prénoms de toutes les personnes physiques qui sont parties en cause lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel;

 

dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle à la Cour d’appel, huitième chambre, juridiction dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.

 

La lecture du présent arrêt a été faite en la susdite audience publique par le président Jean-Claude WIWINIUS en présence du greffier Viviane PROBST.

s. Viviane PROBST

greffier

s. Jean-Claude WIWINIUS

président

 

 

 

 

 

Pour copie conforme

Luxembourg, le 30 avril 2021

Le greffier de la Cour constitutionnelle,

 

 

 

 

 

Viviane PROBST

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