Les trois questions préjudicielles dont la Cour constitutionnelle a été saisie par la première chambre du tribunal d'arrondissement de et à Luxembourg, siégeant en matière civile, sont les suivantes:
Question n° 1 :
L’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il fixe à des chiffres différents le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions et de l’incidence de leurs votes sur l’élection des députés ?
Question n° 2 :
L’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il fixe le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution sans prendre en compte des critères de répartition précis, sinon sans préciser les critères de répartition pris en compte, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions et de l’incidence de leurs votes sur l’élection des députés ?
Question n° 3 :
Au cas où la répartition du nombre de sièges de députés entre les circonscriptions doit se faire en fonction du nombre d’habitants, l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il arrête de manière fixe le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution dans des proportions pouvant ne pas correspondre de l’évolution du nombre d’habitants et partant pouvant ne pas tenir compte à une certaine époque de l’état de la population, et sans prévoir de mécanisme susceptible d’adapter cette répartition afin de tenir compte de l’évolution du nombre d’habitants, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions ?
Voir le détail dans le jugement ci-après:
Jugement civil 2021TALCH01 / 00010
Audience publique du mercredi treize janvier deux mille vingt-et-un.
Numéro TAL-2019-01550 du rôle
Composition :
Thierry HOSCHEIT, premier vice-président,
Séverine LETTNER, premier juge,
Maïté BASSANI, juge,
Linda POOS, greffier.
E n t r e
Robert MEHLEN, demeurant à (…),
partie demanderesse aux termes d’un exploit de l’huissier de justice Tom NILLES d’Esch/Alzette du 14 février 2019,
comparaissant par Maître Alain GROSS, avocat, demeurant à Luxembourg,
e t
L’ETAT DU GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG, représenté par son Ministre d’Etat actuellement en fonctions, ayant ses bureaux à L-13541 Luxembourg, 2, Place de Clairefontaine,
partie défenderesse aux fins du prédit exploit.
comparaissant par Maître Patrick KINSCH, avocat, demeurant à Luxembourg.
L e T r i b u n a l :
Par exploit d’huissier du 14 février 2019, Robert MEHLEN a fait donner assignation à l’ETAT DU GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG à comparaître devant le tribunal de ce siège pour
· avant tout autre progrès en cause voir saisir la Cour constitutionnelle pour statuer sur la conformité de l’article et des articles 117 et 159 à 162 de la loi électorale du 18 février 2003 (il se dégage de l’agencement de l’exploit d’assignation que Robert MEHLEN entend voir vérifier la constitutionnalité de ces dispositions légales par rapport au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis, paragraphe 1er de la Constitution)
· s’y entendre condamner à lui payer
o la somme de 1.- euro au titre de son préjudice moral
o la somme de 480.000.- euros au titre de son préjudice matériel, avec les intérêts légaux à partir du jour de la demande en justice jusqu’à solde, avec augmentation du taux d’intérêt légal de trois points à l’expiration du troisième mois qui suit la signification du jugement à intervenir.
Robert MEHLEN demande encore à voir condamner l’ETAT au paiement
· sur base des articles 1382 et 1383 du Code civil, à la somme de 15.000.- euros au titre des frais d’avocat qu’il doit exposer pour porter le litige devant les tribunaux
· sur base de l’article 240 du Nouveau Code de Procédure Civile, à la somme de 5.000.- euros au titre des frais de déplacement et autres frais qu’il doit exposer aux fins de sa défense dans le cadre de la présente instance
· aux frais et dépens de l’instance avec distraction au profit de son avocat à la Cour constitué.
Robert MEHLEN demande encore à voir ordonner l’exécution provisoire du jugement à intervenir.
En date du 16 décembre 2020 l’instruction a été clôturée.
Vu la loi du 20 juin 2020 portant 1° prorogation de mesures concernant - la tenue d’audiences publiques pendant l’état de crise devant les juridictions dans les affaires soumises à la procédure écrite, - certaines adaptations de la procédure de référé exceptionnel devant le juge aux affaires familiales, - la suspension des délais en matière juridictionnelle, et - d’autres modalités procédurales, 2° dérogation temporaire aux articles 74, 75, 76 et 83 de la loi modifiée du 9 décembre 1976 relative à l’organisation du notariat, 3° dérogation temporaire aux articles 15 et 16 de la loi modifiée du 10 août 1991 sur la profession d’avocat, et 4° modification de l’article 89 de la loi modifiée du 8 mars 2017 sur la nationalité luxembourgeoise (Journal officiel A523 du 24 juin 2020).
Les mandataires des parties ont été informés par bulletin du 24 novembre 2020 de la composition du tribunal.
Aucune des parties n’a sollicité à plaider oralement.
Maître Alain GROSS a déposé sa farde de procédure au greffe du tribunal.
Maître Patrick KINSCH a déposé sa farde de procédure au greffe du tribunal.
L’affaire a été prise en délibéré à l’audience du 16 décembre 2020 par le président du siège.
L’action de Robert MEHLEN s’inscrit dans le cadre des élections à la Chambre des députés qui ont eu lieu le 14 octobre 2018, et auxquelles Robert MEHLEN était candidat dans la circonscription Est sur la liste du parti ADR.
Au titre de la faute, Robert MEHLEN expose à l’appui de son action que la loi électorale du 18 février 2003 serait affectée de trois séries de dispositions consacrant une inégalité contraire à l’article 10bis, paragraphe 1er de la Constitution.
1. Il y aurait d’abord une inégalité en raison des grandes différences démographiques entre les circonscriptions électorales.
Il explique que le Luxembourg est divisé en vertu de l’article 51 de la Constitution en 4 circonscriptions délimitées à travers les cantons qui en font partie, chacune de ces circonscriptions étant pourvue par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 d’un nombre déterminé de députés, à savoir
- 23 députés pour la circonscription Sud
- 7 députés pour la circonscription Est
- 21 députés pour la circonscription Center
- 9 députés pour la circonscription Nord.
Cet agencement des circonscriptions tel que fixé par la Constitution ferait qu’un parti devrait recueillir, pour se voir attribuer directement un siège à la Chambre des Députés, un taux de suffrages exprimés différent en fonction de la circonscription, dans les proportions suivantes[1] :
- circonscription Sud : 100% / (23 + 1) = 4,2%
- circonscription Est : 100% / (7 + 1) = 12,5%
- circonscription Center : 100% / (21 + 1) = 4,5%
- circonscription Nord : 100% / (9 + 1) = 10%.
Il en résulterait que dans les circonscriptions Nord et Sud, les listes et candidats auraient moins de chances de se voir attribuer un siège de député que dans les circonscriptions Sud et Centre. Cette inégalité résultant du seul lieu de résidence des candidats ne serait pas justifiée, et cette différence se répercuterait aussi sir le poids des suffrages des électeurs.
Tout en admettant que cette inégalité découlant de la configuration des circonscriptions résulterait d’une disposition constitutionnelle (l’article 51), Robert MEHLEN fait valoir que cette dernière serait contraire au principe constitutionnel de l’égalité (article 10bis), ancré également dans le Traité de l’Union européenne. L’inégalité devrait donc être sanctionnée.
2. Il y aurait ensuite une inégalité en raison de l’attribution d’un nombre arbitraire de sièges par circonscription par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003.
a) Il soutient que le principe d’égalité imposerait que le vote exprimé par chaque électeur ait le même poids et la même valeur et que partant le nombre de sièges à pourvoir par circonscription devrait être proportionnel au nombre d’électeurs. Lors des élections du 14 octobre 2018, auxquelles étaient inscrits 259.887 électeurs, une répartition proportionnelle du nombre de sièges de députés en fonction du nombre d’électeurs aurait conduit à devoir prévoir la répartition suivante :
- circonscription Sud :
103.083 électeurs inscrits / (259.887 / 60) = 23,80, arrondi à 24 députés, au lieu de 23 députés
- circonscription Est :
36.595 électeurs inscrits / (259.887 / 60) = 8,45, arrondi à 8 députés, au lieu de 7 députés
- circonscription Center :
72.986 électeurs inscrits / (259.887 / 60) = 16,85, arrondi à 17 députés, au lieu de 21 députés
- circonscription Nord :
47.223 électeurs inscrits / (259.887 / 60) = 10,90, arrondi à 11 députés, au lieu de 9 députés.
Dans ce cadre, Robert MEHLEN explique qu’il s’était présenté dans la circonscription Est sur la liste du parti ADR, que ce parti se serait vu attribuer le 8e siège si la circonscription Est était pourvue d’un 8e siège et que ce siège lui serait revenu pour être le candidat ayant recueilli le plus de voix parmi les candidats figurant sur la liste du parti ADR. Ainsi si la circonscription Est avait été pourvue, conformément au principe d’égalité, du nombre de huit sièges de députés, il aurait été élu.
b) Robert MEHLEN soutient encore qu’en raison de la répartition telle que prévue actuellement à l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, le vote des électeurs aurait un poids différent alors qu’il faudrait réunir sur la tête d’un candidat un nombre de suffrages différent dans les différentes circonscriptions pour l’élire, dans les proportions suivantes :
- circonscription Sud : 103.083 électeurs inscrits / 23 = 4.481,87 électeurs
(Robert MEHLEN ne retrace pas le calcul pour cette circonscription ; le tribunal y pourvoit de sa propre initiative)
- circonscription Est : 36.595 électeurs inscrits / 7 = 5.227,86 électeurs
- circonscription Center : 72.986 électeurs inscrits / 21 = 3.475,52 électeurs
- circonscription Nord : 47.223 électeurs inscrits / 9 = 5.247 électeurs.
Cette différence de traitement, résultant du seul lieu de résidence des électeurs ne serait pas justifiée.
3. Il y aurait enfin une inégalité en raison de la méthode de calcul d’attribution des sièges de députés, à savoir la méthode D’Hondt. Robert MEHLEN explique que ce mode de calcul est prévu aux articles 159 à 162 de la loi électorale du 18 février 2003, mais que ce mode de calcul favoriserait les grands partis politiques au détriment des petits partis politiques. A titre d’exemple, il cite le parti CSV qui aurait recueilli 29,40% des voix sur tout le territoire du Luxembourg, mais aurait remporté 42,86% des sièges de députés à pourvoir. Cette circonstance serait largement reconnue et aurait conduit à l’abandon de ce mode de calcul dans de nombreux systèmes électoraux qui l’appliquaient antérieurement.
Robert MEHLEN conclut que l’ensemble de ces inégalités l’affecteraient d’une part en sa qualité d’électeur dans la circonscription Est dans la mesure où son suffrage aurait moins d’impact sur l’attribution des sièges de députés que le suffrage exprimé par un électeur d’une autre circonscription, et d’autre part en sa qualité de candidat dans la circonscription Est dans la mesure où la répartition inégalitaire des sièges de députés entre les différentes circonscriptions l’aurait privé d’un mandat de député.
Au titre du préjudice subi, Robert MEHLEN fait état de trois développements distincts.
1. Il expose d’une part avoir subi un préjudice moral en tant qu’électeur, résultant de ce que son suffrage en tant qu’électeur de la circonscription Est aurait moins de poids que le suffrage d’un électeur de la circonscription du Centre.
2. Il expose de deuxième part avoir subi un préjudice moral en tant que candidat aux élections, alors qu’il serait publiquement considéré comme ayant été désavoué par les électeurs et qu’il se verrait injustement refuser de mettre ses capacités au service du pays dans l’exécution du mandat parlementaire lui revenant.
3. Il expose de troisième part que son préjudice en tant que candidat aux élections serait encore matériel en tant que résultant du manque à gagner du fait de ne pas s’être vu attribuer un siège de député à la Chambre des députés malgré le fait d’avoir recueilli assez de suffrages.
Robert MEHLEN soutient que ce préjudice serait certain et avéré et qu’il serait à considérer comme tel. En ordre subsidiaire, il ne s’oppose pas à ce que ce préjudice soit examiné sous l’angle de la perte d’une chance, tout en estimant qu’il établirait par les chiffres et calculs mis en avant qu’il aurait été certain que la circonscription Est devrait être pourvue d’un 8e siège et que ce 8e siège de la circonscription Est lui serait revenu en l’absence de l’inconstitutionnalité du système électoral.
Par la suite, Robert MEHLEN demande à se voir allouer globalement des dommages intérêts à hauteur de un euro pour le préjudice moral subi tant en sa qualité d’électeur qu’en sa qualité de candidat aux élections. L’indemnisation du préjudice matériel à hauteur de 480.000.- euros se rapporte aux seuls dommages soufferts en sa qualité de candidat aux élections.
Au titre de la base légale de son action, Robert MEHLEN prend appui en ordre principal sur la loi du 1er septembre 1988 relative à la responsabilité civile de l’Etat et des collectivités publiques et en cite expressément l’article 1er, paragraphe 1er (« L’Etat et les autres personnes morales de droit public répondent, chacun dans le cadre de ses missions de service public, de tout dommage causé par le fonctionnement défectueux de leurs services, tant administratifs que judiciaires, sous réserve de l’autorité de la chose jugée ») pour ensuite se référer à un préjudice spécial et anormal, respectivement des dommages spéciaux et exceptionnels, ce qui semble renvoyer implicitement à l’article 1, paragraphe 2 de cette loi (« Toutefois, lorsqu’il serait inéquitable, eu égard à la nature et à la finalité de l’acte générateur du dommage, de laisser le préjudice subi à charge de l’administré, indemnisation est due même en l’absence de preuve d’un fonctionnement défectueux du service, à condition que le dommage soit spécial et exceptionnel et qu’il ne soit pas imputable à une faute de la victime »).
Interrogé par le tribunal sur ce point, Robert MEHLEN confirme que son action prend appui exclusivement sur l’article 1er, paragraphe 1er de la loi du 1er septembre 1988, mais explique que d’après la doctrine, l’action en indemnisation du fait de la responsabilité pour faute de l’Etat en tant que législateur nécessiterait la preuve de l’existence d’un dommage direct, spécial et grave (G. Ravarani, La responsabilité civile des personnes privées et publiques, 2e édition, 2006, n° 294 ; sans à ce stade prendre position sur la portée de la doctrine citée, le tribunal complète cette référence par la citation de la 3e édition de l’ouvrage, n° 341 et 342).
Robert MEHLEN invoque en ordre subsidiaire les articles 1382 et 1383 du Code civil.
1. Méthodologie
Les parties sont d’accord pour dire que l’examen de la justification des demandes de Robert MEHLEN requiert la vérification des conditions traditionnelles de la responsabilité civile délictuelle que sont la faute, le dommage et la relation causale entre la faute et le dommage. Les parties sont toutefois en désaccord sur l’ordre dans lequel ces questions doivent être examinées.
1.1. Position de Robert MEHLEN
Robert MEHLEN soutient que la question de la faute serait primordiale et devrait être toisée en premier lieu. Dans la mesure où cette question ferait appel à un reproche d’inconstitutionnalité, il conviendrait dès lors avant tout autre progrès en cause de renvoyer l’aspect tiré de l’inconstitutionnalité de l’article 117 et des articles 159 à 162 de la loi électorale du 18 février 2003 devant la Cour constitutionnelle par voie de question préjudicielle. La logique juridique commanderait de toiser d’abord la question de la faute et de ne toiser les aspects tenant au dommage et au lien causal qu’après avoir élucidé ce premier point, alors qu’en l’absence de faute, il ne saurait y avoir lieu à responsabilité civile. Robert MEHLEN ajoute ne pas comprendre pourquoi l’ETAT s’opposerait à soumettre la question de la constitutionnalité de ces dispositions légales à la Cour constitutionnelle, alors que la réponse à apporter par ce biais serait de nature à couper court à toutes discussions sur le respect du principe d’égalité devant la loi, qui seraient ravivées lors de chaque élection.
Robert MEHLEN estime d’une façon générale que le constat de l’anticonstitutionnalité de la loi électorale emporterait preuve de l’existence de son préjudice, de sorte qu’examiné sous cet angle, il y aurait encore lieu de toiser d’abord la question de l’existence de la faute.
1.2. Position de l’ETAT
L’ETAT y oppose que la saisine de la Cour constitutionnelle ne s’imposerait à la juridiction du fond aux termes de l’article 6, alinéa 2 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle que si la question suggérée est « nécessaire pour rendre son jugement ». Tel ne serait pas le cas si, tel qu’il le soutient, il n’y aurait pas de lien causal entre la faute alléguée (l’inconstitutionnalité de la loi) et le préjudice allégué. Le constat de l’absence d’un tel lien causal permettrait de rejeter la demande de Robert MEHLEN sans devoir approfondir l’examen des aspects tenant à la faute et au dommage, et cette vérification pourrait se faire en premier lieu, alors que la faute, le dommage et le lien causal seraient des conditions également requises pour engendrer la responsabilité civile délictuelle du défendeur. L’ETAT ajoute que le fait de ne pas saisir inutilement la Cour constitutionnelle serait une attitude parfaitement rationnelle et en ligne avec une bonne administration de la justice.
Par un développement subséquent, l’ETAT ajoute dans la même logique que l’existence du dommage pourrait être vérifiée avant celle de la faute, et que le tribunal pourrait procéder de la sorte pour des raisons d’efficience s’il lui paraissait que cette vérification était plus facile à opérer que celle tenant à l’existence de la faute.
1.3. Appréciation du tribunal
Il est de principe que le bien-fondé de l’action en responsabilité civile délictuelle prenant appui sur la notion de faute requiert la preuve d’une faute dans le chef du défendeur, d’un préjudice dans le chef du demandeur et d’un lien causal entre la faute et le préjudice. Il s’agit de trois conditions autonomes dont aucune ne permet d’inférer automatiquement l’existence d’une des deux autres. Aucune autre preuve n’est requise (ces conditions sont suffisantes), mais ces trois conditions sont toutes les trois pareillement nécessaires, sans qu’il n’existe de hiérarchie entre elles, ni quant à leur incidence sur l’appréciation de la demande, ni quant à l’ordre dans lequel elles doivent être examinées. L’absence d’une des trois conditions, peu importe laquelle, conduit au rejet de la demande.
Si classiquement l’examen du bien-fondé de la demande prenant appui sur les règles de la responsabilité civile délictuelle débute par la vérification de la faute, alors qu’une certaine logique impose de vérifier en premier lieu l’existence de la faute alléguée, pour pousser ensuite plus loin l’analyse afin de vérifier si la faute positivement établie est de nature à se trouver en lien causal avec tel dommage, aucune disposition légale ni aucun principe de droit n’imposent cependant cet ordre des choses, et les tribunaux sont libres de débuter leur examen par la vérification de l’existence soit de la faute, soit du dommage, soit du lien causal entre la faute alléguée et le dommage allégué (en ce sens Cour de cassation française, 1e chambre civile, 1er décembre 1993, n° 88-13.142, Bull. civ I, n° 356, cité in Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Paris, Dalloz, 11e éd., 2017, n° 2131.31 : lorsqu’une Cour d’appel considère que le lien de causalité entre le dommage et les fautes alléguées n’est pas établi, elle n’est pas tenue de rechercher si ces fautes ont été réellement commises). Dans le choix de leur approche, les tribunaux prennent en considération leur fonction, qui est celle de toiser les litiges individuels qui leur sont soumis, et les exigences tenant à une bonne administration de la justice.
Pour ce qui est de la fonction des tribunaux et de la Justice en général, il est de principe que celle-ci consiste à toiser des différends qui opposent deux prétentions opposées pour apporter une solution concrète au litige qui leur est soumis. Cette fonction se traduit à travers la nécessité de la justification d’un intérêt né et actuel dans le chef du demandeur et forme en principe obstacle aux actions provocatoires ou interrogatoires. Or, les développements en opportunité présentés par Robert MEHLEN (pourquoi l’ETAT s’oppose à voir examiner la question de la constitutionnalité de la loi électorale alors qu’une réponse à cette question couperait court à d’importants débats politiques ?) dénote son intention de faire usage de son action individuelle aux fins d’obtenir une réponse juridique à une question politique générale. Dès lors, si la réponse à cette question politique générale n’est pas requise aux fins de toiser la demande individuelle de Robert MEHLEN, le tribunal peut s’abstenir à emprunter ce chemin. Il n’appartient pas au tribunal d’écarter les conditions légales mises à la saisine de la Cour constitutionnelle qui, tel que le soulève à juste titre l’ETAT, tiennent à la nécessité d’une réponse de la part de cette dernière pour la résolution du litige individuel dont est saisi le juge du fond, et d’étendre les cas de saisine de la Cour constitutionnelle à des question d’intérêt général qui ne présentent le cas échéant pas d’intérêt pour la résolution du litige individuel dont le juge du fond est saisi, lorsque d’autres conditions requises au succès de l’action peuvent le cas échéant être écartées sans intervention de la Cour constitutionnelle.
Dans le choix à opérer, le tribunal tient ensuite nécessairement compte des exigences d’une bonne administration de la Justice et de l’efficience de l’utilisation des ressources de la Justice. A cet égard, l’utilisation rationnelle desdites ressources amène à écarter l’idée de saisir par principe la Cour constitutionnelle pour voir apporter des éléments de réponse nécessaires à l’examen de la question de la faute pour ensuite reprendre l’instance devant le juge du fond pour examiner, au cas où les réponses fournies par la Cour constitutionnelle devaient amener au constat d’une faute, les questions tenant au dommage et au lien causal entre la faute et le dommage et pour rejeter le cas échéant la demande au cas où une de ces deux autres conditions n’était pas réalisée. L’utilisation rationnelle des ressources de la Justice impose au contraire d’examiner les conditions de la responsabilité civile délictuelle dans un ordre qui soit efficient, à savoir d’examiner le cas échéant dans un premier temps les conditions du dommage et du lien causal devant le juge du fond avant de saisir le cas échéant la Cour constitutionnelle d’une question qui pourra alors s’avérer utile et nécessaire à la solution définitive du litige. Si la gestion des ressources du seul tribunal d’arrondissement de Luxembourg pourrait amener à saisir directement la Cour constitutionnelle puisqu’il suffirait alors au tribunal d’adopter un jugement motivé sur une question limitée, la notion de gestion des ressources doit être appréciée au niveau plus global de la Justice et amener à ne pas saisir la juridiction suprême d’une question qui ne présenterait le cas échéant pas d’intérêt pour le litige particulier sous examen.
Rien ne s’oppose partant à ce que le tribunal examine d’abord la question de l’existence du dommage allégué et/ou du lien causal entre le dommage allégué et la faute alléguée, pour en cas de constat d’inexistence d’une seule de ces deux conditions rejeter la demande, et à l’inverse en cas de constat de l’existence de ces deux conditions passer à l’examen de l’existence de la faute alléguée. Dans cette approche dans laquelle le fait engendrant la responsabilité civile délictuelle n’est pas encore positivement établi, le raisonnement du tribunal doit cependant se faire de façon hypothétique en faisant comme si le fait engendrant la responsabilité tel qu’allégué était établi, afin de vérifier dans cette hypothèse si le demandeur a subi un dommage et si le fait tel qu’allégué est susceptible d’engendrer ce dommage.
Cette conclusion de principe ne doit cependant pas mener invariablement à la conséquence que dans la présente espèce, la question du dommage et/ou du lien causal sera à examiner dans toutes les hypothèses en premier lieu. Des considérations tenant à la facilité de l’analyse juridique peuvent aussi amener le tribunal à examiner dans certaines constellations en premier lieu la question de la faute s’il devait s’avérer que celle-ci peut être constatée ou écartée aisément.
2. Demande de Robert MEHLEN en qualité d’électeur
2.1. Observations liminaires
Le tribunal constate que des trois reproches d’inégalité formulés par Robert MEHLEN, seuls ceux tenant à la configuration des circonscriptions et au nombre de sièges par circonscription peuvent être mis en relation avec sa qualité d’électeur en ce qu’il soutient que dans la circonscription Est (et dans une moindre mesure la circonscription Nord), le droit de vote exercé par l’électeur individuel aurait un poids moindre que dans les circonscriptions Centre et Sud, alors qu’il faudrait rassembler plus de suffrages, exprimés respectivement en pourcentages dans le cadre du premier reproche et en nombres absolus dans le cadre du deuxième reproche, pour désigner un député, engendrant de ce fait un poids moindre du suffrage de l’électeur individuel.
Robert MEHLEN n’expose pas dans quelle mesure le troisième reproche d’inégalité formulé, tenant à l’utilisation de la méthode d’Hondt pour opérer la répartition des sièges restants, serait de nature à l’affecter en tant qu’électeur. Il y a partant lieu d’exclure cet aspect dès à présent de l’analyse.
La qualité d’électeur n’est partant invoquée par Robert MEHLEN que par rapport aux aspects de l’inconstitutionnalité de la loi invoqués tenant à la différence du poids de l’électeur individuel dans le résultat des élections en fonction de la circonscription dans laquelle il procède au vote, résultant de ce qu’un candidat devrait réunir des nombres de suffrages exprimés variables en fonction des différentes circonscriptions (ce reproche vise dans le premier moyen les suffrages exprimés appréciés en pourcentages et dans le deuxième moyen les suffrages exprimées appréciés en nombres absolus), ce qui reviendrait à attribuer un poids moindre à l’électeur individuel qui exprime son vote dans une circonscription dans laquelle les candidats doivent réunir un taux et/ou un nombre de suffrages plus élevés.
Par ailleurs, les prétentions indemnitaires de Robert MEHLEN au titre de cette atteinte à ses droits se limitent à faire valoir un dommage moral de un euro, qu’il fond par ailleurs avec le dommage moral qu’il aurait subi en tant que candidat aux élections.
2.2. Intérêt à agir
2.2.1. Position de l’ETAT
L’ETAT oppose à la demande de Robert MEHLEN en sa qualité d’électeur deux arguments.
Dans un premier développement, tirant prétexte de ce que la demande de Robert MEHLEN prendrait appui sur la considération que la répartition des sièges s’opérerait à tort en considération du nombre d’habitants, y compris ceux de nationalité étrangère, au lieu de ne prendre en considération que les seuls électeurs, l’ETAT fait valoir qu’il ne serait pas visible dans quelle mesure cette considération serait de nature à causer un préjudice moral à Robert MEHLEN. La demande serait partant à rejeter pour défaut de preuve du préjudice allégué.
Dans un deuxième développement, l’ETAT soutient que par le biais de cette demande, Robert MEHLEN tenterait d’esquiver le véritable problème, qui serait celui de son préjudice matériel et moral invoqué en sa qualité de candidat aux élections. L’invocation d’un préjudice moral subi en tant qu’électeur aurait pour finalité de transformer son action en action populaire, visant la défense de l’intérêt général des électeurs. Or, une telle action populaire serait inexistante en droit luxembourgeois, et elle devrait être déclarée irrecevable pour défaut d’intérêt personnel à agir.
2.2.2. Position de Robert MEHLEN
Robert MEHLEN oppose que son action ne s’apparenterait pas à une action populaire, alors qu’il n’aurait jamais soutenu vouloir défendre d’intérêt général des électeurs.
2.2.3. Appréciation du tribunal
1/ Il convient dans un premier temps de toiser le deuxième argument de l’ETAT, en ce que tenant à la question de l’intérêt à agir, il est préalable.
A cet égard, il y a lieu de préciser que toute action en justice n’est recevable que si le demandeur fait état d’un intérêt direct et personnel, né et actuel. L’intérêt à agir s’apprécie au jour de l’acte introductif d’instance. L’intérêt à agir est caractérisé dans le chef de toute personne qui prétend qu’une atteinte a été portée à un droit lui appartenant et qui profitera personnellement de la mesure qu’elle réclame. L’intérêt à agir n’est pas une condition particulière de recevabilité lorsque l’action est exercée par celui-là même qui se prétend titulaire du droit à l’encontre de la personne qu’il a assignée, l’existence effective du droit invoqué n’étant pas une condition de recevabilité de la demande, mais uniquement la condition de son succès au fond ou en d’autres termes de son bien-fondé.
En l’espèce, l’action de Robert MEHLEN tend à le voir indemniser d’un préjudice moral qu’il aurait subi du fait de l’atteinte alléguée au principe d’égalité devant la loi. A ce titre, Robert MEHLEN se prévaut d’un intérêt direct et personnel, né et actuel. Ni le fait que la question de droit à résoudre pour toiser la prétention particulière à Robert MEHLEN soit de nature à affecter de façon similaire une globalité d’autres électeurs, ni d’ailleurs le fait, certes non discuté entre parties, que la problématique soulevée par Robert MEHLEN serait susceptible d’affecter de façon similaire toutes les élections qui se sont déroulées avant le 14 octobre 2018 selon le même mécanisme que les élections du 14 octobre 2018, ne sont de nature à imprimer à la prétention personnelle ainsi exprimée le caractère d’une action populaire qui serait soumise à des conditions de recevabilité particulières.
De même, la circonstance que cette prétention particulière tirée de la qualité d’électeur de Robert MEHLEN ne présente qu’un infime aspect de son action en justice et se trouve par ailleurs mélangée du point de vue de l’affirmation du dommage dans ses prétentions indemnitaires au titre du dommage moral tirées de sa qualité de candidat aux élections n’est pas de nature à ôter à cette prétention indemnitaire tirée de sa qualité d’électeur son individualité pouvant donner lieu à un débat judiciaire et une décision de la part du tribunal.
Les questions de savoir si l’ETAT a commis une faute à l’égard de Robert MEHLEN pris en sa qualité d’électeur (existence de la faute) et si Robert MEHLEN a subi de ce fait (existence de la relation causale) le préjudice moral allégué (existence du dommage) relèvent de l’examen au fond de la demande.
2/ En réponse au premier moyen soulevé par l’ETAT, il convient dans un premier temps de préciser tel que relevé ci-dessus que le reproche sur lequel Robert MEHLEN base sa prétention indemnitaire au titre du dommage moral subi en tant qu’électeur ne prend pas uniquement appui sur le critère (habitant au lieu d’électeur) pris en considération pour fixer le nombre de sièges de députés par circonscription. Ce volet de l’argumentation relevé par l’ETAT concerne le deuxième reproche d’inconstitutionnalité, mais l’allégation d’une atteinte aux droits de Robert MEHLEN en sa qualité d’électeur est également incluse dans le premier reproche d’inconstitutionnalité, prenant appui sur une répartition inégalitaire du nombre de députés par circonscription, indépendamment du critère de fixation du nombre de sièges à pourvoir.
Dans un deuxième temps, il convient de relever que la demande telle que formulée et la défense telle qu’opposée font appel à la question de savoir si la faute reprochée est de nature à engendrer le préjudice allégué, étant précisé que ce préjudice ne réside pas dans une répartition inégalitaire du nombre de sièges de députés, mais dans le sentiment de Robert MEHLEN que son suffrage en tant qu’électeur de la circonscription Est n’aurait pas le même poids que les suffrages des électeurs dans les autres circonscriptions, dès lors que son suffrage ne vaudrait que pour 1/12,5%e (1er moyen) respectivement 1/5.227,86e (2e moyen) lors de l’attribution d’un siège de député.
La défense opposée par l’ETAT, tenant à l’inexistence du préjudice allégué, doit partant être examinée dans le cadre de l’examen au fond de la demande de Robert MEHLEN.
Il en résulte que la demande de Robert MEHLEN est recevable. Mais il en résulte tout autant que cette demande doit être examinée au fond par rapport à la situation individuelle de Robert MEHLEN, et non pas sous le prisme d’une question de constitutionnalité générale et abstraite.
2.3. Fond
2.3.1. Existence du préjudice
Tel que relevé ci-dessus, la question de l’existence du préjudice, en l’absence de vérification préalable de l’existence de la faute, doit se faire en prenant comme hypothèse de travail que la faute telle qu’alléguée par le demandeur se trouve réalisée. Il en résulte que l’hypothèse de travail est celle
- par rapport au premier moyen développé par Robert MEHLEN
· qu’un candidat doit recueillir dans les circonscriptions Sud, Est, Centre et Nord des taux de suffrages de respectivement 12,5%, 4,2%, 4,5% et 10% pour être élu
· que ces exigences variables constituent une inégalité
· que cette inégalité procède d’une inconstitutionnalité
- par rapport au deuxième moyen développé par Robert MEHLEN
· qu’un candidat doit recueillir dans les circonscriptions Sud, Est, Centre et Nord des nombres de suffrages de respectivement 4.481,87 suffrages, 5.227,86 suffrages, 3.475,52 suffrages et 5.247 suffrages pour être élu
· que ces exigences variables constituent une inégalité
· que cette inégalité procède d’une inconstitutionnalité
Le préjudice allégué par Robert MEHLEN réside dans le cadre des deux moyens dans le sentiment que l’importance de son suffrage serait moindre que le suffrage des électeurs individuels dans les autres circonscriptions. Il illustre cette circonstance par l’affirmation que l’attribution d’un siège de député dans la circonscription Est nécessiterait la réunion de plus de suffrages que dans les autres circonscriptions, à concurrence de 12,5% des suffrages (1er moyen ; par opposition à respectivement 4,2%, 4,5% et 10%) respectivement 5.227,86 suffrages (2e moyen ; par opposition à respectivement 4.481,87 suffrages et 3.475,52 suffrages ; le tribunal note que la circonscription Nord est à considérer à part avec une exigence de 5.247 suffrages, dépassant le nombre requis dans la circonscription Est).
Le tribunal admet que l’électeur individuel, qui s’intéresse de près à la chose politique, puisse se sentir offensé par le constat que son suffrage ne représenterait pas la même importance au moment de l’élection de la représentation nationale appelée à diriger les destinées du pays. Le préjudice allégué par Robert MEHLEN dans les deux hypothèses décrites par lui doit partant être considéré comme étant avéré.
2.3.2. Existence du lien causal
Sur base de l’hypothèse de travail telle que décrite ci-dessus, et du constat du préjudice moral en tant qu’électeur éprouvé par Robert MEHLEN du fait de la faute de l’ETAT telle que retenue au titre d’hypothèse de travail, le tribunal en arrive encore à la conclusion que le lien causal entre cette faute, pour l’instant hypothétique, et le dommage, avéré dans l’hypothèse de cette faute, est établi.
2.3.3. Existence de la faute
2.3.3.1. Faute constituée par l’inégalité en raison des différences démographiques entre les circonscriptions électorales
L’organisation et la configuration des quatre circonscriptions électorales prévues pour le Luxembourg résulte de la combinaison de deux séries de dispositions.
D’une part, l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution dispose que
« Le pays est divisé en quatre circonscriptions électorales :
- le Sud avec les cantons d’Esch-sur-Alzette et Capellen:
- le Centre avec les cantons de Luxembourg et Mersch;
- le Nord avec les cantons de Diekirch, Redange, Wiltz, Clervaux et Vianden;
- l’Est avec les cantons de Grevenmacher, Remich et Echternach ».
D’autre part, l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003[2] dispose que
« Le nombre des députés, par application de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution, est fixé comme suit :
- circonscription Sud : 23 députés ;
- circonscription Est : 7 députés ;
- circonscription Centre : 21 députés ;
- circonscription Nord : 9 députés. »
2.3.3.1.1. Position de Robert MEHLEN
Le moyen développé par Robert MEHLEN est tiré de ce que la répartition opérée par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 se ferait en fonction de leurs poids démographiques respectifs et que ces quatre circonscriptions accusent des différences démographiques importantes, se traduisant par l’attribution d’un nombre de sièges de députés différents, conduisant à ce que les candidats dans les différentes circonscriptions devraient recueillir un nombre de suffrages exprimés en pourcentages variables (à savoir respectivement 4,2%, 12,5%, 4,5% et 10%), de sorte à ce que le poids de l’électeur individuel serait différent dans les quatre circonscriptions. Il se dégage implicitement de ses développements que ce poids serait le plus faible dans la circonscription Est dans laquelle Robert MEHLEN exerce son droit de vote.
Cette distorsion, alors même qu’elle trouverait son origine dans la disposition constitutionnelle de l’article 51 délimitant les circonscriptions, serait contraire à une autre disposition constitutionnelle, à savoir l’article 10bis affirmant le principe de l’égalité de tous, de sorte qu’il faudrait saisir la Cour constitutionnelle pour que celle-ci se prononce.
Robert MEHLEN a encore sommairement invoqué une violation du principe d’égalité qui serait inscrit dans le Traité de l’Union européenne.
2.3.3.1.2. Position de l’ETAT
En réagençant les moyens de défense de l’ETAT en fonction de l’ordre logique dans lequel ils doivent être examinés, le tribunal constate que l’ETAT fait d’abord valoir que le moyen de Robert MEHLEN opposerait deux normes à valeur juridique égale, à savoir l’article 10bis et l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution. Le conflit entre ces deux normes serait à arbitrer en fonction des principes consacrant la prééminence de la loi spéciale sur la loi générale, de sorte que l’article 51, paragraphe 6, traitant spécialement de l’organisation des élections, devrait primer sur l’article 10bis traitant d’une façon générale du principe d’égalité.
L’ETAT soutient ensuite que l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution ne serait en tout état de cause pas contraire au principe d’égalité, dans la mesure où le pouvoir constituant aurait voulu tenir compte d’une certaine régionalisation du Luxembourg en créant 4 circonscriptions tout en définissant leurs contours, et que cette répartition procèderait dès lors d’un choix rationnel et ne pourrait être considérée comme violant le principe d’égalité.
L’Etat ajoute encore d’une part que compte tenu du cadre constitutionnel posé par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution, le législateur ordinaire n’aurait disposé d’aucune marge d’appréciation dans la configuration des circonscriptions, et d’autre part que les candidats qui entendaient se présenter dans une circonscription à faible poids démographique seraient susceptibles de se trouver en position plus favorable dans la mesure où ils s’opposeraient à moins de concurrents.
Par rapport à l’évocation du principe d’égalité consacré par le droit de l’Union européenne, l’ETAT souligne que ce principe se trouverait inscrit à l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, mais que cette règle ne s’appliquerait que dans les hypothèses faisant appel à l’application du droit de l’Union européenne, ce qui ne serait pas le cas pour les élections à la Chambre des Députés.
2.3.3.1.3. Appréciation du tribunal
Le moyen présenté par Robert MEHLEN à l’appui de sa demande se divise en deux branches.
- 1e branche
Dans une première branche, le moyen de Robert MEHLEN doit être interprété comme faisant reproche à l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution d’avoir mis en place quatre circonscriptions à poids démographique inégal, et que cette configuration conduirait, compte tenu du choix opéré par voie législative d’affecter à ces circonscriptions un nombre de sièges qui s’oriente par rapport à leurs poids démographiques respectifs, à ce que le poids des électeurs varierait d’une circonscription à l’autre, violant de ce fait le principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution et à l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Dans cette branche, Robert MEHLEN oppose partant deux dispositions constitutionnelles. Or, aux termes de l’article 2 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle « La Cour Constitutionnelle statue, suivant les modalités déterminées par la présente loi, sur la conformité des lois à la Constitution, … ». La mission de la Cour constitutionnelle se limite partant à la vérification de la conformité des lois à la Constitution, sans qu’elle ne puisse être saisie d’une question impliquant le conflit entre deux normes constitutionnelles. La résolution de tels conflits demeure entre les mains des juridictions du fond, de sorte que le tribunal est amené à y statuer.
Sur le fond de ce moyen, c’est à bon droit que l’ETAT fait état de la règle Lex specialis derogat legi generali (la loi spéciale déroge à la loi générale), imposant la suprématie de la loi spéciale sur la loi générale. L’article 10bis de la Constitution doit en effet être vu comme une règle générale consacrant l’égalité dans tous les domaines, tandis que l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution constitue une règle spéciale régissant un aspect particulier dans le domaine spécial des élections. Le tribunal relève encore que la règle Lex posterior derogat legi priori (la loi postérieure déroge à la loi antérieure), prévoyant l’abrogation implicite de la loi antérieure incompatible avec, ou contraire à, la loi postérieure, n’entre ici pas en conflit avec la règle Lex specialis derogat legi generali, dès lors que l’article 10bis de la Constitution dans sa version actuelle est issu d’une loi du 29 avril 1999, tandis que l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution est issu d’une loi du 18 février 2003.
Le potentiel conflit entre les deux normes constitutionnelles à valeur égale doit partant être tranché en faveur de l’article 51, paragraphe 6, et mène au constat de l’absence de violation du principe d’égalité.
Si l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en tant que norme de droit international à valeur supérieure au droit national est en principe susceptible de s’imposer à l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution et d’en faire apparaître le caractère fautif, c’est encore à bon droit que l’ETAT soulève le défaut d’applicabilité de l’article 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dès lors que cette disposition conventionnelle ne trouve application que dans les situations appelant à l’application du droit de l’Union européenne, hypothèse qui n’est pas réalisée pour les besoins de l’organisation des élections législatives nationales.
- 2e branche
Dans sa deuxième branche, le moyen de Robert MEHLEN doit être interprété comme faisant reproche à l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 d’avoir affecté aux quatre circonscriptions telles que prédéterminées par la Constitution des nombres de sièges de députés variables, conduisant à ce que le poids des électeurs varie d’une circonscription à l’autre, violant de ce fait l’article 10bis de la Constitution.
Dans cette branche, Robert MEHLEN questionne partant le caractère constitutionnel d’une règle législative. A cet égard, le tribunal constate que le calcul par lequel Robert MEHLEN illustre les différences en termes de taux de suffrage que doit recueillir un candidat aux élections pour être élu, d’où découle selon lui une différence du poids du suffrage de l’électeur individuel au moment de la désignation des candidats à élire, est mathématiquement exact et n’est d’ailleurs pas contesté par l’ETAT. Il en résulte qu’en apparence, le suffrage individuel d’un électeur dans l’élection d’un député pèse dans des proportions différentes en fonction de la circonscription dans laquelle il exerce son droit électoral, à savoir à concurrence de 1/4,2%e dans la circonscription Sud, de 1/12,5%e dans la circonscription Est, de 1/4,5%e dans la circonscription Centre et de 1/10%e dans la circonscription Nord.
La voie de la question préjudicielle est partant ouverte et en application de l’article 6, alinéa 1er de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle, le présent tribunal est obligé de saisir la Cour constitutionnelle, sauf à vérifier si un des cas de figure visés à l’article 6, alinéa 2, qui dispense le juge du fond de saisir la Cour constitutionnelle si « a) une décision sur la question soulevée n’est pas nécessaire pour rendre son jugement ; b) la question de constitutionnalité est dénuée de tout fondement ; c) la Cour Constitutionnelle a déjà statué sur une question ayant le même objet », se trouve rempli.
La question de savoir si l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 est inconstitutionnel et devrait de ce fait être considéré d’un point de vue du droit civil comme étant constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’ETAT dans sa fonction législative est pertinente pour la solution du présent litige, de sorte que la question soulevée est nécessaire pour rendre un jugement.
Le point de savoir si la question de constitutionnalité est dénuée de tout fondement fait appel à la question d’un côté de savoir si la différence de traitement constatée affecte deux situations comparables, respectivement manifestement incomparables (l’accent devant être mis sur l’adverbe « manifestement » : Cour de cassation 9 novembre 2017, JTL 2018, n° 56, page 41 ; voy. toutefois dans le sens d’un contrôle plus poussé des juges du fond : Cour de cassation 11 juillet 2013, Arrêt N° 61/13, Cour de cassation 18 juin 2020, arrêt n° N° 85/2020 pénal), et d’autre part de savoir si la différence de traitement constatée procède d’une différenciation rationnelle, adéquate et proportionnelle.
En l’espèce, il ne peut être retenu que les électeurs exerçant leur droit de vote dans des circonscriptions électorales différentes se trouvent manifestement dans des situations différentes. Ce critère ne permet dès lors pas à ce stade d’écarter la question de constitutionnalité. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’argument de l’ETAT selon lequel les candidats et par ricochet les électeurs ne se trouveraient pas dans des situations comparables dans les quatre circonspections électorales en raison de la variation du nombre de candidats opposants, susceptible de favoriser les candidats dans les circonscriptions à faible poids démographique par rapport aux candidats inscrits dans les circonscriptions à plus fort poids démographique. Il appartiendra à la Cour constitutionnelle, pour autant qu’elle considérera l’argument comme étant pertinent, d’y prendre position.
Par ailleurs, le contrôle de rationalité, d’adéquation et de proportionnalité doit par essence être opéré par la Cour constitutionnelle et n’incombe pas au juge du fond. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’argument de l’ETAT selon lequel la différenciation serait objectivement justifiée par le souci du pouvoir constituant d’opérer une régionalisation du territoire du Luxembourg pour les besoins des élections. Il appartiendra à la Cour constitutionnelle, pour autant qu’elle considérera l’argument comme étant pertinent, d’y prendre position.
Il est encore constant qu’à ce jour, la Cour constitutionnelle n’a pas statué sur la conformité de l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 à l’article 10bis de la Constitution.
Il en résulte qu’aucun des motifs de dispense de saisine ne se trouve rempli et que partant il y a lieu de saisir la Cour constitutionnelle dans les termes suivants :
L’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il fixe à des chiffres différents le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions et de l’incidence de leurs votes sur l’élection des députés ?
2.3.3.2. Faute constituée par l’inégalité en raison de l’attribution d’un nombre arbitraire de sièges par circonscription
Le nombre de députés à élire par circonscription découle de l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 aux termes duquel
« Le nombre des députés, par application de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution, est fixé comme suit :
- circonscription Sud : 23 députés ;
- circonscription Est : 7 députés ;
- circonscription Centre : 21 députés ;
- circonscription Nord : 9 députés. »
2.3.3.2.1. Position de Robert MEHLEN
Le moyen développé par Robert MEHLEN prend appui sur le nombre d’électeurs inscrits lors des élections au 14 octobre 2018 dans les quatre circonscriptions et consiste à soutenir que les candidats dans les différentes circonscriptions devraient recueillir un nombre de suffrages exprimés en nombre absolu variable (à savoir respectivement 4.481,87 suffrages dans la circonscription Sud, 5.227,86 suffrages dans la circonscription Est, 3.475,52 suffrages dans la circonscription Centre et 5.247 suffrages dans la circonscription Nord) pour être élu, de sorte à ce que le poids de l’électeur individuel serait différent dans les quatre circonscriptions.
Robert MEHLEN soutient que contrairement aux explications de l’ETAT, la répartition du nombre de sièges de députés ne se ferait pas en fonction du nombre d’habitants, mais serait purement arbitraire et aurait été le fruit d’un compromis politique. A cet égard, il expose que la fixation du nombre total de députés à 60 et leur répartition par circonscriptions a été opérée par une loi du 20 décembre 1988 et que dans son avis relatif au projet de loi afférent, le Conseil d’Etat aurait relevé qu’aucune explication n’était fournie quant à la manière dont il avait été tenu compte du double critère du nombre d’électeurs et du nombre d’habitants proposé. Le caractère arbitraire de la répartition du nombre de sièges de députés entre les quatre circonscriptions serait encore démontré par le fait que cette répartition n’aurait fait l’objet d’aucune modification depuis 1988, alors cependant que la démographie du pays aurait fortement évolué depuis cette époque.
Robert MEHLEN soutient qu’en tout état de cause, il faudrait que la répartition des sièges de députés se fasse en fonction du nombre d’électeurs, et non pas en fonction du nombre d’habitants. Répondant à l’argument de l’ETAT tiré de l’article 111 de la Constitution, il fait valoir que cette disposition constitutionnelle, en ce qu’elle obligerait les institutions à tenir compte des intérêts des personnes ne possédant pas la nationalité luxembourgeoise, ne conférerait à ces dernières aucun rôle dans le système électoral, la qualité d’électeur étant réservée par l’article 52 de la Constitution aux personnes de nationalité luxembourgeoise. Il fait valoir que si on tenait compte du nombre d’habitants, on conférerait un poids plus importants aux électeurs habitant les circonscriptions plus fortement peuplées, au détriment des électeurs habitant les autres circonscriptions.
Robert MEHLEN reprend les explications de l’ETAT selon lesquelles la répartition du nombre de députés se faisait tout au long du 19e siècle et jusqu’en 1919 en vertu des dispositions constitutionnelles en fonction du nombre d’habitants, pour déduire de la suppression de cette référence constitutionnelle en 1919 la conclusion qu’à partir de ce moment il avait été dans l’intention du législateur d’opérer la répartition du nombre de sièges en fonction du nombre d’électeurs. La même conclusion s’imposerait encore au vu du constat que les dispositions constitutionnelles en vigueur au 19e siècle prévoyaient des critères précis pour opérer la répartition des députés en fonction du nombre d’habitants, alors que depuis 1919 ces critères feraient défaut. Il en résulterait que depuis 1919, le critère de répartition ne serait plus le nombre d’habitants, mais le nombre d’électeurs.
Robert MEHLEN estime encore que même si on devait tenir compte du nombre d’habitants, il en résulterait toujours une différence dans le poids électoral de chaque électeur individuel.
Robert MEHLEN argue finalement qu’aucun motif de dispense de saisine de la Cour constitutionnelle ne serait rempli.
2.3.3.2.2. Position de l’ETAT
L’ETAT oppose à ce moyen qu’il prendrait appui sur un calcul se faisant par rapport au nombre d’électeurs, alors que la répartition du nombre de sièges entre les quatre circonscriptions se ferait de façon dépourvue d’arbitraire et non-contraire à la Constitution en fonction du nombre d’habitants.
A cet égard, l’ETAT soutient que la prise en compte du nombre d’habitants correspondrait à une règle traditionnelle du droit public luxembourgeois. Il expose d’abord que tout au long du 19e siècle, la proportionnalité du nombre de députés par rapport aux habitants était inscrite dans la Constitution, alors même qu’à l’époque le système électoral était soumis au suffrage censitaire, excluant une grande partie de la population du droit de vote. Cette précision n’aurait été omise de la Constitution que lors de la réforme électorale opérée en 1919 introduisant le suffrage universel direct, mais sans qu’à cette occasion la Constitution ne se soit prononcée sur la question de savoir s’il fallait prendre en considération le nombre d’habitants ou le nombre d’électeurs. Ce choix aurait été laissé par le pouvoir constituant aux mains du pouvoir législatif, aussi bien en 1919 que lors d’une réforme du système électoral en 1988. Le passage du suffrage censitaire au suffrage universel direct en 1919 ne saurait être interprété comme abandon d’un mécanisme de réparation du nombre de sièges de députés en fonction du nombre d’habitants, et le pouvoir législatif aurait continué à mettre en œuvre une répartition en fonction du nombre d’habitants. Robert MEHLEN ferait à tort référence à un avis critique du Conseil d’Etat émis lors de la réforme de 1988, alors que cet avis aurait pris appui sur une reformulation de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution faisant référence à une prise en compte du nombre d’habitants et du nombre d’électeurs, alors cependant que cette disposition constitutionnelle aurait ensuite été adoptée dans une autre rédaction.
Le choix du critère du nombre d’habitants s’inscrirait par ailleurs dans une logique constitutionnelle, dans la mesure où l’article 50 de la Constitution disposerait que « La Chambre des Députés représente le pays. Les députés … ne peuvent avoir en vue que les intérêts généraux du Grand-Duché » et où l’article 111 de la Constitution, en disposant que « Tout étranger qui se trouve sur le territoire du Grand-Duché, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi », ferait obligation aux institutions de prendre en compte les intérêts des étrangers qui se trouvent sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg au même titre que ceux des Luxembourgeois, à moins que la loi n’y déroge exceptionnellement. Un système de répartition basé sur les habitants, prenant partant en compte les personnes qui ne sont pas de nationalité luxembourgeoise, serait un moyen de tenir compte de la présence de ces personnes sans leur conférer le droit de vote. Il y aurait partant des raisons légitimes de prendre en considération la présence des personnes non-luxembourgeoises dans le cadre de la répartition du nombre de députés, sans que l’augmentation régulière et conséquente de la quotité de ces personnes dans le total des habitants (passant de 13,2% en 1961 à 47,4% en 2020 selon les chiffres indiqués par l’ETAT et de 12,78% en 1922 à 43,04% en 2011 selon Robert MEHLEN) ne puisse engendrer une inégalité contraire à la Constitution.
La prise en compte du nombre d’habitants n’engendrerait pas de résultat insatisfaisant et l’évolution de la démographie n’engendrerait pas sur la durée de modifications notables dans la répartition du nombre de sièges. D’après l’ETAT, en tablant sur un nombre total de sièges de députés de 60 tel que fixé par la loi du 20 décembre 1988, la prise en compte de l’évolution des habitants aurait conduit aux modifications minimes suivantes :
|
1981 |
1991 |
2001 |
2011 |
2013 |
2018 |
Sud |
23 |
23 |
24 |
23 |
23 |
23 |
Est |
6 |
6 |
7 |
7 |
7 |
7 |
Centre |
22 |
22 |
20 |
21 |
21 |
21 |
Nord |
8 |
9 |
9 |
9 |
9 |
9 |
L’absence d’adaptation du nombre de sièges de députés à l’évolution démographie n’aurait partant pas conduit à des inégalités manifestes.
Le choix d’attribuer le nombre de sièges en fonction du nombre d’habitants ou d’électeurs procéderait de considérations politiques qu’il n’appartiendrait pas aux tribunaux, tenus par le principe de la séparation des pouvoirs, de mettre en cause.
En droit, l’ETAT fait valoir que le tribunal pourrait se dispenser de saisir la Cour constitutionnelle d’une part en raison du défaut de pertinence de la question soulevée, dès lors qu’il n’y aurait pas de lien de causalité entre l’inconstitutionnalité alléguée et le préjudice de Robert MEHLEN, et d’autre part en raison de l’absence manifeste de fondement de la question soulevée, dès lors que la différence entre le poids du vote des électeurs en fonction de leur circonscription électorale serait parfaitement justifiée, adéquate et proportionnée au but poursuivi, à savoir la représentation de tous les résidents, peu importe leur nationalité.
2.3.3.2.3. Appréciation du tribunal
Le tribunal entend dans un premier temps souligner que la Constitution telle qu’adoptée en 1868 prévoyait en son article 51, paragraphe 2 la fixation du nombre de députés en fonction du nombre d’habitants (« La loi électorale fixe le nombre des députés d’après la population. Ce nombre ne peut excéder un député sur quatre mille habitants, ni être inférieur à un député sur cinq mille cinq cents habitants »). On ne saurait inférer du passage du suffrage censitaire au suffrage universel opéré en 1919 une modification de cette règle vers la prise en compte du nombre d’électeurs, dès lors que cet article 51, paragraphe 2 de la Constitution n’a pas subi à cette occasion de changement. La règle a été maintenue lors d’une réforme de l’article 51 de la Constitution par une loi du 21 mai 1948 à travers l’adoption du paragraphe 3 (« La loi électorale fixe le nombre des députés d’après la population. Ce nombre ne peut excéder un député sur 4000 habitants, ni être inférieur à un député sur 5500 habitants »).[3]
Le constat que la répartition du nombre de sièges de députés se faisait en fonction du nombre d’habitants était encore fait dans le cadre des débats portant sur les modifications constitutionnelles et législatives opérées en 1988 dont question ci-après (projet de révision de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution, avis du Conseil d’Etat, doc. parl. n° 32301, page 1 : « Sous le régime actuel, le nombre de députés doit être fixé par la loi et il doit l’être d’après la population » ; rapport de la commission des institutions et de la révision constitutionnelle, doc. parl. n° 32302, page 1 : « Depuis 1868 notre Constitution dispose que le nombre des députés à élire est fixé d’après la population »).
C’est partant à tort que les parties arguent par rapport à la prémisse que le critère de répartition du nombre de députés ne serait plus fixé par la Constitution depuis 1919.
Tel que relevé ci-dessus, la matière de la fixation du nombre de sièges de députés a fait l’objet d’une modification en 1988, ce à travers la loi du 20 décembre 1988 portant révision de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution et la loi du 20 décembre 1988 portant fixation du nombre des députés à élire par chaque circonscription électorale. La demande de Robert MEHLEN, en ce qu’elle tend à l’indemnisation d’un dommage subi lors des élections législatives qui se sont déroulées en 2018, doit être examinée au regard des dispositions constitutionnelles et législatives alors en vigueur, partant au regard de la question de la détermination du nombre de sièges de députés par rapport aux dispositions telles qu’issues de ces deux lois adoptées le même jour.
Le tribunal relève finalement qu’initialement, les élections opéraient par cantons[4]. La division du pays en quatre circonscriptions électorales remonte à la loi du 15 mai 1919 portant révision de l’article 52 de la Constitution [5]. Cette répartition a depuis été maintenue, sauf à transférer la disposition afférente dans l’article 51 de la Constitution et à lui apporter de légères adaptations textuelles [6]. Cette répartition a encore été rappelée par les lois électorales successives [7].
Ces données historiques étant établies, le tribunal note que le moyen de Robert MEHLEN doit être divisé en deux branches.
- 1e branche
Dans la première branche, le moyen de Robert MEHLEN consiste à soutenir que la fixation du nombre de députés telle qu’en vigueur lors des élections du 14 octobre 2018 pour être issue de la loi du 20 décembre 1988 portant fixation du nombre des députés à élire par chaque circonscription électorale ne répondrait à aucun critère, et aurait été adoptée de manière purement arbitraire. L’ETAT y oppose que la répartition opérée par cette loi aurait été opérée en fonction du critère du nombre d’habitants, et que la répartition aurait été faite de façon correcte, sans heurter le principe d’égalité.
Pour toiser cette branche du moyen, il convient d’avoir égard à la fois à la loi du 20 décembre 1988 portant fixation du nombre des députés à élire par chaque circonscription électorale et à la loi du 20 décembre 1988 portant révision de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution. Ces deux lois, dont les projets initiaux avaient été déposés par la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle de la Chambre des Députés, suivaient dès le départ une logique uniforme, l’un ayant été rédigé en fonction de l’autre et l’un ayant évolué en fonction des modifications apportées à l’autre.
Le tribunal constate que l’intention des auteurs du projet de révision de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution et de la proposition de loi portant fixation des députés à élire par chaque circonscription électorale était de se départir du critère traditionnel du nombre d’habitants appliqué depuis 1868 pour adopter un double critère prenant appui à la fois sur le nombre d’habitants et le nombre d’électeurs. Le projet de révision de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution proposait expressément d’inclure la référence à ces deux critères dans le libellé de cette disposition constitutionnelle pour lui faire dire que « La Chambre des Députés se compose de 60 membres. Une loi spéciale votée dans les conditions de l’art. 114, al. 5 fixe le nombre des députés à élire dans chacune des circonscriptions en tenant compte du nombre des habitants et de celui des électeurs ».
Dans son avis, le Conseil d’Etat ne s’était pas opposé par principe à la possibilité de fixer le nombre de sièges de députés à pourvoir à travers l’application combinée des critères du nombre d’habitants et du nombre d’électeurs. Analysant les arguments de principe qui s’opposeraient à la possibilité d’inclure le nombre d’électeurs, le Conseil d’Etat concluait que « A moins de vouloir faire preuve d’un rigorisme excessif, on devrait pouvoir admettre que le constituant pût habiliter le législateur à fixer le nombre des députés à élire dans chacune des circonscriptions non pas seulement en fonction du nombre des habitants mais également en fonction d’autres critères » (doc. parl. n° 32301, page 2, 1er alinéa). Le Conseil d’Etat avait toutefois pointé l’absence de réponse à un certain nombre de questions pratiques (« De quelle façon et d’après quelle pondération le législateur tiendra-t-il désormais compte à la fois du nombre des habitants et du nombre des électeurs? Quels sont les recensements dont il tiendra obligatoirement compte pour déterminer le nombre des habitants? Comment va-t-on à l’avenir arrêter le nombre des électeurs? ») aussi bien dans le projet de révision constitutionnelle que dans la proposition de modification de la loi électorale. L’imprécision du texte de la révision constitutionnelle ne lui permettrait pas de se prononcer sur la constitutionnalité de la modification envisagée de la loi électorale. Pour éviter ce problème, le Conseil d’Etat avait proposé de conférer à l’article 51, alinéa 3 de la Constitution une rédaction ne faisant pas référence aux deux critères, pour lui faire dire que « La Chambre se compose de ... (chiffre à insérer par la Chambre) députés. Une loi votée dans les conditions de l’art. 114, al. 5 fixe le nombre des députés à élire dans chacune des circonscriptions ». Le Conseil d’Etat estimait que cette rédaction « donnerait au législateur un mandat parfaitement net permettant ainsi d’apprécier la constitutionnalité des mesures à prendre sans devoir examiner la question de savoir s’il a été tenu compte d’une façon appropriée des deux critères (habitants et électeurs) prévus par le texte du projet de révision. Le texte proposé par le Conseil d’Etat aurait en outre et surtout l’avantage de permettre au législateur de réinscrire un jour dans la loi électorale des critères et modalités objectifs, contraignants et suffisamment précis pour que le nombre des députés à élire dans chacune des circonscriptions puisse résulter d’un simple calcul » (doc. parl. n° 32301, page 3, alinéas 3 et 4).
Le projet de révision constitutionnelle a finalement été adopté dans les termes proposés par le Conseil d’Etat omettant la référence aux critères de répartition des députés entre les circonscriptions électorales (« La Chambre se compose de 60 députés. Une loi votée dans les conditions de l´art. 114, al. 5 fixe le nombre des députés à élire dans chacune des circonscriptions »), mais la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle de la Chambre des Députés a maintenu son orientation initiale en précisant que « la décision du législateur devra, pour être équitable, prendre en considération tant l’évolution de la population du Grand-Duché que celle de l’électorat » (doc. parl. n° 32302, page 3, 1er alinéa).
La proposition de modification de l’article 84 de la loi électorale du 31 juillet 1924 menée en parallèle prévoyait de conférer à cette disposition légale la teneur suivante : « Le nombre des députés, par application de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution, est fixé comme suit : - 1 ère circonscription: Sud 23 députés - 2ème circonscription: Est 7 députés - 3ème circonscription: Centre 21 députés - 4ème circonscription: Nord 9 députés ».
Dans son avis sur cette proposition, le Conseil d’Etat avait relevé que « La proposition de loi vise à fixer le nombre des députés à élire par chaque circonscription sans fournir des explications sur la façon dont il a été tenu compte du nombre des habitants et de celui des électeurs. Elle … élimine de la législation électorale tous les critères objectifs, précis et contraignants qui ont permis dans le passé de fixer le nombre des députés à élire par chaque circonscription par l’application d’une formule arithmétique » (doc. parl. n° 32391, page 1, 3e alinéa) et que « les auteurs de la proposition de loi omettent d’expliquer de quelle façon ils ont tenu compte des critères (habitants et électeurs) qu’ils ont proposé d’inscrire dans le nouveau texte de l’article 51 alinéa 3 de la Constitution » (doc. parl. n° 32391, page 1, 5e alinéa) pour en déduire qu’il n’était pas en mesure de se prononcer sur la constitutionnalité de la mesure envisagée.
La proposition de réforme de la loi électorale a finalement été adoptée telle qu’initialement présentée, la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle de la Chambre des Députés précisant que « La formulation de texte élaborée par la Commission sur base d’un accord politique largement majoritaire en tenant compte du double critère de la population et de l’électorat est par conséquent maintenue » (doc. parl. n° 32391, page 3, 8e alinéa).
Il est donc manifeste que tant le pouvoir constituant que le pouvoir législatif (qui était exercé par les mêmes individus) entendaient voir opérer la répartition du nombre de sièges de députés en fonction à la fois du nombre d’habitants que du nombre d’électeurs. Cette conclusion s’impose encore au vu du rejet de la proposition de révision de l’article 51, paragraphe 3 de la Constitution présentée en 1988 par le député René Urbany (doc. parl. n° 3241) qui entendait expressément maintenir le seul critère du nombre d’habitants.
Il est tout aussi manifeste que ni la Constitution, ni la loi électorale, ni les travaux préparatoires ne précisent les critères qui ont présidé au calcul de la répartition du nombre de sièges de députés entre les différentes circonscriptions tel qu’adopté par la loi du 20 décembre 1988 portant fixation du nombre des députés à élire par chaque circonscription électorale, tout comme il est manifeste qu’il n’est précisé à aucun endroit selon quels critères, données chiffrées et périodicité la fixation ainsi opérée pourrait être revue à l’avenir.
La fixation du nombre de députés par circonscription dans les mêmes proportions que celles adoptées en 1988 figure aujourd’hui à l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, sans qu’il n’y ait eu sur ce point des discussions lors de l’adoption de cette loi en 2003.
Il résulte de ce qui précède que la fixation du nombre de députés par circonscription dans les proportions telles qu’adoptées en 1988 et maintenues en 2003 et partant applicables aux élections du 14 octobre 2018 se faisait dans les intentions du pouvoir constituant et du législateur en tenant compte du double critère du nombre d’habitants et du nombre d’électeurs. Toutefois, tel que l’avait relevé le Conseil d’Etat en 1988, aucune précision n’était fournie à l’époque sur les modalités de calcul concrètes ayant présidé à la répartition telle qu’opéré à l’époque et devant présider plus tard d’une part à la vérification de la nécessité d’une modification de la répartition initiale et d’autre part à une éventuelle révision de la répartition. L’ETAT ne fournit aucune précision sur ces questions dans le cadre de la présente instance.
Les seuls éléments concrets figurant au dossier qui permettent de retracer l’origine de la répartition (22 au Sud, 7 à l’Est, 21 au Centre, 9 au Nord) figurent dans l’exposé des motifs de la proposition de loi portant fixation des députés à élire par chaque circonscription électorale (doc. parl. n° 3239) qui renseigne quant à la répartition proposée que « par rapport à la situation actuelle, les deux grandes circonscriptions, celles du Sud et du Centre, perdent deux députés tandis qu’il n’y aura pas de changement au niveau des circonscriptions de l’Est et du Nord ». En faisant référence à la « situation actuelle », les auteurs de la proposition de loi visaient manifestement l’état telle qu’il se présentait pour les élections qui avaient eu lieu en 1984 et qui opérait, compte tenu du seul critère du nombre d’habitants qui était alors d’application, une répartition de 24 députés au Sud, 7 députés à l’Est, 23 députés au Centre, 9 députés au Nord. Aucune explication n’était fournie quant à la question de savoir comment l’adjonction du critère du nombre d’électeurs permettait d’aboutir au résultat proposé et finalement adopté.
Le tribunal en déduit que la fixation du nombre de députés par circonscription, telle que retenue par la loi du 20 décembre 1988 portant fixation du nombre des députés à élire par chaque circonscription électorale en modifiant sur ce point la loi électorale du loi électorale du 31 juillet 1924, règle qui a été maintenue telle quelle par la loi électorale du 18 février 2003, ne procède en apparence d’aucun critère objectif, de sorte que le reproche d’arbitraire formulé par Robert MEHLEN ne peut être exclu. Or, l’arbitraire est susceptible de porter atteinte au principe d’égalité.
La question de savoir si l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 viole l’article 10bis de la Constitution est partant pertinente pour la solution du litige, sans que la réponse à cette question ne soit manifestement dénuée de tout fondement et sans que la question n’ait déjà trouvé une réponse dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle.
Le tribunal tient à ce stade à relever un point qui a été plaidé par l’ETAT dans le cadre de l’application de la méthode d’Hondt dont question ci-dessous, mais qui peut le cas échéant être préalable à l’examen au fond de la question de constitutionnalité, et qui tient à la possibilité du contrôle juridictionnel sur des choix politiques opérés par le législateur. Le tribunal constate à cet égard qu’il a été développé dans le cadre des travaux préparatoires à l’adoption de la loi du 20 décembre 1988 portant fixation du nombre des députés à élire par chaque circonscription électorale et de la loi du 20 décembre 1988 portant révision de l’article 51, alinéa 3 de la Constitution que la répartition du nombre de députés par circonscription serait le fruit d’un « accord politique largement majoritaire » et relève que la disposition adoptée par la suite pourrait en tant que telle le cas échéant être considérée comme étant soustraite en cette qualité de choix purement politique à tout contrôle juridictionnel. Toutefois, dans la même phrase et en parallèle, ces travaux préparatoires se sont référés à des critères objectifs (« accord politique largement majoritaire [..] tenant compte du double critère de la population et de l’électorat ») qui auraient présidé ou qui devraient présider à la répartition du nombre de députés par circonscription, ouvrant le cas échéant la possibilité d’un contrôle juridictionnel quant au respect de ces critères. Le tribunal estime toutefois qu’il appartient à la Cour constitutionnelle de vérifier si l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 est sous l’angle considéré susceptible d’un contrôle juridictionnel de constitutionnalité.
Il y a partant lieu de renvoyer la question devant la Cour constitutionnelle dans les termes suivants :
L’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il fixe le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution sans prendre en compte des critères de répartition précis, sinon sans préciser les critères de répartition pris en compte, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions et de l’incidence de leurs votes sur l’élection des députés ?
- 2e branche
Dans sa deuxième branche, le moyen de Robert MEHLEN consiste à soutenir, au cas où la répartition du nombre de sièges de députés devait se faire en fonction du nombre d’habitants, que la répartition telle qu’opérée à l’heure actuelle par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 ne tiendrait pas correctement compte du nombre d’habitants dans les quatre circonscriptions et serait de ce fait contraire au principe d’égalité.
Le tribunal rappelle qu’au jour des élections du 14 octobre 1988, ni la Constitution, ni la loi électorale ne déterminaient le ou les critères devant présider à la répartition des députés entre les circonscriptions. En fonction de la réponse que la Cour constitutionnelle apportera à la question que le tribunal est amené à poser dans le cadre de la première branche du moyen de Robert MEHLEN pourra se poser la question de savoir si la répartition du nombre de députés par circonscription doit tenir compte a/ du nombre d’électeurs (ce qui paraît à première vue peu probable alors que ce critère n’a jamais été prévu à titre autonome, ni dans les dispositions constitutionnelles et législatives, ni dans les projets de modifications constitutionnelles et législatives), b/ du nombre d’électeurs et d’habitants (ce qui paraît à première vue difficile voire impossible à mettre en œuvre en l’absence de toutes précisions sur la méthode de calcul précisément à mettre en œuvre pour combiner les deux critères et pour tenir compte de leur évolution dans le temps), c/ du nombre d’habitants (ce qui paraît à première vue à la fois techniquement possible et juridiquement défendable comme étant le critère classiquement mis en œuvre depuis 1868) ou d/ peut se faire sans référence à des critères précis.
La 2e branche du moyen de Robert MEHLEN se situe dans l’hypothèse dans laquelle le critère de répartition serait constitué seulement par le nombre d’habitants. Dans cette hypothèse, les chiffres indiqués par l’ETAT démontrent sur la durée de légères variations dans la répartition du nombre de députés entre les quatre circonscriptions. Ces variations font apparaître que la répartition du nombre de sièges de députés entre les quatre circonscriptions telle qu’opérée par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 ne tient pas à toutes époques compte du critère tiré du nombre d’habitants. Il en résulte que la répartition fixe opérée par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 est susceptible d’engendrer une distorsion dans la répartition s’il fallait tenir compte de façon dynamique du nombre d’habitants dans le cadre de la répartition. Une telle distorsion, en ce qu’elle est de nature à engendrer une distorsion dans le poids du suffrage individuel de l’électeur en fonction de la circonscription dans laquelle il exerce son droit de vote, interpelle par rapport à la notion d’égalité devant la loi consacrée par l’article 10bis de la Constitution.
Si l’ETAT souligne que les variations constatées sur la durée seraient minimes et ne devraient en tant que telles ne pas être de nature à affecter la constitutionnalité de l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, le tribunal interprète cette objection comme faisant appel à la dispense de saisir la Cour constitutionnelle lorsque la question de constitutionnalité est dénuée de tout fondement. Dans la mesure où cette dispense ne doit jouer que si le défaut de fondement de la question constitutionnelle est évident et manifeste, le tribunal retient que tel n’est pas le cas en l’espèce, dès lors d’une part que le système électoral touche aux fondements de l’Etat démocratique et de droit et ne saurait de ce fait en principe subir d’entraves et que d’autre part même de petites variations sur un total de 60 représentants de la Nation sont de nature à produire d’importants effets.
Il appartiendra à la Cour constitutionnelle de décider s’il y a atteinte au principe d’égalité entre les électeurs des quatre circonscriptions et dans l’affirmative si celle-ci est rationnelle, adéquate et proportionné.
Il y a partant lieu de renvoyer la question devant la Cour constitutionnelle dans les termes suivants :
Au cas où la répartition du nombre de sièges de députés entre les circonscriptions doit se faire en fonction du nombre d’habitants, l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il arrête de manière fixe le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution dans des proportions pouvant ne pas correspondre de l’évolution du nombre d’habitants et partant pouvant ne pas tenir compte à une certaine époque de l’état de la population, et sans prévoir de mécanisme susceptible d’adapter cette répartition afin de tenir compte de l’évolution du nombre d’habitants, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions ?
2.3.3.3. Faute constituée par l’inégalité en raison de l’utilisation de la méthode D’Hondt pour l’attribution des sièges de députés
Dans la mesure où Robert MEHLEN ne met pas cette faute alléguée en relation avec le dommage qu’il affirme avoir subi en tant qu’électeur, il n’est pas utile dans ce cadre de s’interroger sur la question de savoir si la faute est constituée, de sorte que le tribunal n’est pas amené à examiner les moyens de défense de l’ETAT tiré le premier de ce que l’emploi de la méthode d’Hondt procèderait d’une exigence constitutionnelle pour être inscrite à l’article 51, paragraphe 5 de la Constitution à travers la référence faite au « principe du plus petit quotient électoral » (« Les députés sont élus sur la base du suffrage universel pur et simple, au scrutin de liste, suivant les règles de la représentation proportionnelle, conformément au principe du plus petit quotient électoral et suivant les règles à déterminer par la loi ») et ne saurait dès lors être invalidée par le recours à la norme juridique de valeur identique de l’article 10bis de la Constitution, et le second de ce que différentes méthodes de calcul et de répartition des sièges présenteraient chacun des avantages et inconvénients et que le choix entre l’un ou l’autre relèverait de choix d’opportunité politique soustraits au contrôle juridictionnel.
3. Demande de Robert MEHLEN en qualité de candidat aux élections
3.1. Observations liminaires : délimitation de l’objet des contestations de l’ETAT
L’ETAT expose que la demande de Robert MEHLEN prendrait appui sur la considération que si le système électoral était agencé de façon à respecter le principe d’égalité, il aurait certainement été élu. D’après l’ETAT, cette affirmation serait hypothétique et un tel résultat ne serait pas garanti si le système électoral était agencé différemment, par exemple à travers une circonscription unique, à travers deux, trois ou quatre circonscriptions différentes des quatre circonscriptions actuelles ayant un poids démographique identique, à travers l’attribution du nombre de sièges en fonction du nombre d’électeurs et non pas en fonction du nombre d’habitants ou à travers l’emploi d’une autre méthode de répartition des sièges que la méthode de D’Hondt. L’ETAT souligne que spécialement avec une autre répartition des députés entre les circonscriptions ou l’introduction d’une circonscription unique, Robert MEHLEN se serait trouvé confronté à d’autres candidats. La personnalité de ces autres candidats et la moindre proximité de Robert MEHLEN avec les électeurs aurait aussi bien pu conduire à un résultat moins favorable à Robert MEHLEN. L’ETAT conclut dans ses conclusions du 21 août 2019 que « il appartient au demandeur en responsabilité de prouver l’existence du lien de causalité certain entre le fait générateur par lui allégué et son dommage (Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Paris, Dalloz, 11e éd., 2017, n° 2132.81 : le dommage doit être certain, donc le doute sur l’existence du lien de causalité profite à la partie défenderesse) ».
Dans la mesure où Robert MEHLEN fait en ordre subsidiaire état de la notion de perte d’une chance, l’ETAT estime que l’argumentation développée à l’appui de ce chef de préjudice, consistant à soutenir que Robert MEHLEN se serait certainement vu attribuer le 8e siège de la circonscription Est en cas de système respectant le principe d’égalité, correspondrait à la recherche de l’indemnisation d’un « préjudice causé par un lien de causalité certain » (conclusions du 5 novembre 2020), et non pas à l’indemnisation de la perte d’une chance.
Robert MEHLEN soutient avoir démontré à suffisance de droit dans le cadre de son assignation que si le principe d’égalité était respecté, à savoir si la répartition du nombre de sièges par circonscription tenait adéquatement compte du critère pertinent et correct du nombre d’électeurs, les résultats des élections de 2018 auraient conduit à lui attribuer le 8e siège de député qui reviendrait à la circonscription Est. Dans la mesure où les électeurs se seraient déterminés en fonction du système électoral existant, il n’y aurait aucune raison de s’écarter des chiffres ayant trait aux élections de 2018. Reprenant l’hypothèse avancée par l’ETAT d’une circonscription unique, il fait valoir que les électeurs demeurant actuellement dans la circonscription Est auraient eu un poids plus important dans cette hypothèse, de sorte que le résultat lui aurait été encore plus favorable. Le lien causal entre la faute de l’ETAT (adoption d’une législation violant le principe d’égalité) et son dommage (pertes de revenus résultant de l’absence d’attribution d’un siège de député) serait ainsi établi.
En ordre subsidiaire, Robert MEHLEN ne s’oppose pas à ce que le préjudice allégué soit examiné sous l’angle de la perte d’une chance, tout en estimant qu’il établirait par les chiffres et ses calculs qu’il serait certain que le 8e siège de la circonscription Est lui serait revenu en l’absence de l’inconstitutionnalité du système électoral.
Robert MEHLEN estime d’une façon générale que le constat de l’anticonstitutionnalité de la loi électorale emporterait preuve de l’existence de son préjudice.
Le tribunal est dans un premier temps amené à constater que le débat, initialement axé sur l’existence du lien causal, s’est élargi au fur et à mesure de l’instruction pour englober la question de l’existence du dommage. L’origine de ce glissement peut être trouvé d’une part dans une citation erronée par l’ETAT de l’ouvrage du Professeur Le Tourneau, lorsque l’ETAT établi un lien logique entre le dommage et le lien causal en écrivant que « le dommage doit être certain, donc le doute sur l’existence du lien de causalité profite à la partie défenderesse » (le tribunal souligne). Le passage de l’ouvrage (qui figure par ailleurs au n° 2132.181, et non pas au n° 2132.81) n’opère pas ce lien, mais expose que « Le dommage doit être certain. Cette condition est parfois remplie sans que la victime parvienne à établir le lien de causalité. … . La doute sur l’existence du lien de causalité profite donc au défendeur ». L’ouvrage se situe partant bien dans l’hypothèse dans laquelle le dommage est certainement établi, mais où le lien causal entre ce dommage et la faute reste douteux, soulignant la différence de nature entre les deux aspects que représentent le dommage et le lien causal. L’origine de ce glissement peut être trouvée d’autre part dans l’interrogation portée par le tribunal quant à savoir si la demande de Robert MEHLEN ne devait pas être considérée comme portant sur l’indemnisation de la perte d’une chance d’être élu comme député, sur quoi les parties ont sommairement discuté l’existence du préjudice considéré tant sous l’angle de la perte de revenus avérés que sous l’angle de la perte d’une chance de toucher des revenus, et l’ETAT concluant que Robert MEHLEN rechercherait l’indemnisation d’un « préjudice causé par un lien de causalité certain », opérant là encore la confusion entre dommage et lien causal. L’origine de ce glissement peut enfin être trouvé dans les conclusions de l’ETAT du 5 novembre 2020, où il développe sous la question de la méthodologie à appliquer, qui avait initialement trait à la question de savoir si l’existence du lien causal pouvait être examinée avant l’existence de la faute, que non seulement l’existence du lien causal mais encore l’existence du dommage pouvait être examinée avant la vérification de l’existence de la faute.
L’ensemble des conclusions des parties amènent en fin de compte à constater que l’ETAT conteste 1/ l’existence d’un dommage dans le chef de Robert MEHLEN, peu importe que ce soit un dommage certain ou la perte d’une chance, 2/ l’existence d’un lien causal entre le fait législatif fautif qui lui est reproché et les dommages allégués, et 3/ l’existence d’une faute commise par lui.
3.1.1. Existence du dommage
Tel que relevé ci-dessus, la question de l’existence du préjudice, en l’absence de vérification préalable de l’existence de la faute, doit se faire en prenant comme hypothèse de travail que la faute telle qu’alléguée par le demandeur se trouve réalisée. Il en résulte que l’hypothèse de travail est celle
- par rapport au premier moyen développé par Robert MEHLEN
· que les circonscriptions Sud, Est, Centre et Nord se voient attribuer un nombre de sièges de députés à pourvoir inégal de respectivement 23 sièges, 7 sièges, 21 sièges, et 9 sièges, impliquant pour un candidat aux élections de devoir recueillir respectivement 4,2%, 12,5%, 4,5% et 10% des suffrages pour être élu
· que ces exigences en termes de résultats aux élections variables constituent une inégalité
· que cette inégalité procède d’une inconstitutionnalité
- par rapport au deuxième moyen développé par Robert MEHLEN
· que les circonscriptions Sud, Est, Centre et Nord se voient attribuer un nombre de sièges de députés à pourvoir de respectivement 23 sièges, 7 sièges, 21 sièges, et 9 sièges
· que cette attribution ne tient compte d’aucun critère, sinon tient compte du nombre d’habitants, au lieu de tenir compte du nombre d’électeurs
· que l’absence de critère objectif, sinon l’application du critère du nombre d’habitants, procède d’une inconstitutionnalité
· que l’application du critère correct du nombre d’électeurs conduirait à voir attribuer aux circonscriptions Sud, Est, Centre et Nord respectivement 24 sièges, 8 sièges, 17 sièges, et 11 sièges
· que le 8e siège ainsi attribué à la circonscription Est serait revenu au parti ADR, et partant à Robert MEHLEN en tant que candidat le mieux classé sur la liste du parti ADR
- par rapport au troisième moyen développé par Robert MEHLEN
· que le système d’Hondt conduit à favoriser les grands partis au détriment des petits partis (dont le parti ADR sur la liste duquel Robert MEHLEN était candidat)
· que cette faveur/défaveur constitue une inégalité
· que cette inégalité procède d’une inconstitutionnalité.
L’affirmation du préjudice que Robert MEHLEN aurait subi est double et prend appui sur l’affirmation que les inégalités dénoncées par lui auraient eu pour effet qu’il n’aurait pas été élu, alors qu’en l’absence de ces inégalités, la circonscription Est aurait été pourvue d’un 8e siège de député et il se serait vu attribuer le 8e siège qui devrait revenir à la circonscription Est.
Son dommage serait matériel du fait du manque à gagner subi par lui. En prenant appui sur le budget de l’année 2016, Robert MEHLEN expose que la Chambre des Députés disposait d’un budget de 6.915.600.- euros au titre des indemnités parlementaires et de 44.500.- euros au titre du remboursement des cotisations sociales, soit un total de 6.960.100.- euros, dont un montant de (6.960.100 : 60 =) 116.000.- euros en brut, soit environ 96.000.- euros en net reviendrait par an à chacun des 60 députés. Son manque à gagner se chiffrerait ainsi sur la durée d’une législature de 5 années à (96.000 x 5 =) 480.000.- euros.
Son dommage serait d’autre part moral « par le fait d’être publiquement considéré comme avoir été désavoué par les électeurs et de se voir injustement refusé de mettre ses capacités au service du pays par l’exécution du mandat parlementaire lui revenant ».
Le tribunal estime que si l’agencement du système électoral tel que dénoncé par Robert MEHLEN devait être considéré comme étant défectueux et devait avoir eu pour effet de le priver d’un siège de député qui lui serait autrement revenu, le dommage matériel affirmé par Robert MEHLEN serait établi en son principe.
C’est dans ce cadre qu’il faut situer la notion de perte d’une chance, qui constitue par principe un préjudice indemnisable, et sa distinction avec le préjudice certain. Le préjudice certain est celui dont la réalisation n’est affectée d’aucun aléa, dont la survenance est certaine. Pour prospérer dans sa demande en indemnisation de la perte d’une chance, il appartient au demandeur de prouver non pas la certitude absolue de la survenance du préjudice, mais qu’il avait des chances réelles et sérieuses, et non seulement éventuelles, de voir réaliser un évènement futur favorable, à savoir en l’espèce son élection à la Chambre des députés par suite de l’attribution d’un 8e siège à la circonscription Est.
En l’espèce, Robert MEHLEN présente sa chance d’être élu à un siège de député comme étant établie avec certitude, tandis que l’ETAT entend reléguer cette éventualité dans le domaine de l’hypothétique en raison de la possible incidence d’un certain nombre de facteurs en fonction de l’agencement du système électoral. Toutefois, tel que retenu ci-dessus, en examinant l’existence du préjudice avant celle de la faute, le tribunal est amené à se situer dans l’hypothèse postulée par le demandeur à l’appui de son action, de sorte que le tribunal est amené à constater que dans cette hypothèse telle que décrite ci-dessus, le préjudice allégué est suffisamment certain pour pouvoir être affirmé en son principe, la question de savoir si le préjudice serait certain ou se réduirait à la perte d’une chance pouvant être laissée ouverte à ce stade.
Le tribunal laisse encore à ce stade ouverte la question soulevée par l’ETAT de savoir dans quelle mesure le fait pour Robert MEHLEN d’avoir pu employer ses ressources, énergies et disponibilités, rendues disponibles par l’absence d’élection aux fonctions de député, à d’autres activités rémunératrices a pu influer sur l’évaluation concrète de son dommage matériel, dès lors qu’aucun élément figurant au dossier ne permet à ce stade de retenir que ces revenus alternatifs potentiels auraient pu atteindre la même ampleur que les ressources financières tirées de la charge de député.
Le tribunal admet encore que le candidat qui se voit écarté d’un siège de député en raison d’un système électoral anticonstitutionnel ressent en lui-même un sentiment d’injustice de nature à lui causer un préjudice moral.
Le tribunal ne voit cependant pas de place pour un dommage moral dans le chef de Robert MEHLEN au titre du désaveu allégué. Tout candidat aux élections doit s’attendre à ne pas être élu (et c’est d’ailleurs le sort de la grande majorité des candidats aux élections législatives), de sorte que ce fait ne saurait causer un quelconque désarroi tel que décrit sur base d’un supposé désaveu à l’égard du candidat. Les électeurs, se déterminant au moment des élections en fonction du système électoral tel qu’en vigueur, ne sauraient par ailleurs être considérés comme ayant dû admettre que Robert MEHLEN aurait dû être élu, ce qui les aurait amenés à construire à partir de son défaut d’élection le désaveu allégué.
Le tribunal retient partant l’existence d’un dommage matériel et d’un dommage moral dans le chef de Robert MEHLEN résultant du défaut d’attribution d’un 8e siège de député à la circonscription Est qui serait revenu à Robert MEHLEN.
3.1.2. Existence du lien causal
L’existence du lien causal entre le dommage tel que retenu et les fautes telles que postulées à titre d’hypothèses de travail doit être vérifiée séparément pour chacune des fautes alléguées.
3.1.2.1. Lien causal et inégalité en raison des différences démographiques entre les circonscriptions électorales
Les reproches soulevés par Robert MEHLEN dans ce cadre tiennent d’une part à une délimitation des circonscriptions dont résultent des poids démographiques inégaux conduisant à un nombre de députés inégal et partant à des exigences variables pour être élu et d’autre part au fait que les quatre circonscriptions se voient attribuer un nombre de sièges de députés inégal (23 pour la circonscription Sud, 7 pour la circonscription Est, 21 pour la circonscription Centre et 9 pour la circonscription Nord) conduisant à devoir recueillir dans les différentes circonscriptions des portions variables dans les suffrages exprimés pour se voir attribuer un siège de député (à concurrence de 4,2% pour la circonscription Sud, de 12,5% pour la circonscription Est, de 4,5% pour la circonscription Centre et de 10% pour la circonscription Nord). Les exigences seraient les plus élevées dans la circonscription Est dans laquelle il était candidat, et seraient du triple de ce qu’elles sont dans la circonscription aux exigences les moins contraignantes.
Robert MEHLEN n’expose aucune solution alternative qui permettrait de remédier à l’inégalité affirmée par lui, et ne développe dès lors pas dans quelle mesure une solution alternative aurait conduit au résultat qui se trouve à la base de l’affirmation de son dommage, à savoir l’attribution d’un hypothétique 8e siège de député dans la circonscription Est qui aurait dû lui revenir.
Il ne justifie partant pas du lien causal entre le défaut du système électoral sous examen et le dommage allégué.
Pour autant que de besoin, le tribunal entend néanmoins envisager quelques hypothèses de réaménagement des circonscriptions.
Pris sous l’angle de la création par l’article 51 de la Constitution de quatre circonscriptions à poids démographique variable, une première solution alternative afin de rencontrer le souci de Robert MEHLEN d’équilibrer le poids démographiques des quatre circonscriptions consisterait à réaménager la configuration géographique des circonscriptions afin qu’elles soient délimitées de telle façon à ce que chacune d’elles représente le même poids démographique, sinon de fusionner les quatre circonscriptions en une seule.
Or, c’est à bon droit que l’ETAT soulève qu’un réaménagement des quatre circonscriptions, qui pourrait s’opérer de nombreuses façons et sur le détail duquel Robert MEHLEN ne se prononce pas, modifierait de fond en comble le processus électoral de sorte que l’attribution d’un siège de député à Robert MEHLEN dans une telle constellation relèverait de la simple hypothèse, rendant improbable le lien causal entre l’inégalité alléguée et le préjudice découlant du défaut d’attribution d’un siège de député.
C’est encore à bon droit que l’ETAT fait valoir qu’une fusion partielle ou totale des quatre circonscriptions en une, deux ou trois circonscriptions aurait pour effet de créer une situation complètement différente de la situation actuelle en termes de taille des circonscriptions, de nombre de sièges par circonscription, de concurrents auxquels les candidats devraient se confronter, de proximité entre les candidats et les électeurs, … et qu’il ne saurait être retenu avec un degré de certitude suffisant qu’un tel réaménagement aurait immanquablement eu pour effet de faire accéder Robert MEHLEN aux fonctions de député.
Pris sous l’angle de la détermination du nombre de sièges dans chacune des quatre circonscriptions, une solution pourrait consister à maintenir les quatre circonscriptions électorales dans leur configuration géographique actuelle, et en leur attribuant un nombre de sièges de députés égal, soit 15 sièges par circonscription sur base d’un total de 60 députés. Dans une telle constellation, chaque candidat, peu importe la circonscription dans laquelle il se présente, devrait recueillir (100 : 15 =) 6,67% des suffrages exprimés. Une telle solution se heurterait toutefois à une autre inégalité dénoncée par Robert MEHLEN lui-même, en ce que les circonscriptions plus faiblement peuplées (peu importe que ce soit en habitants ou en électeurs) se verraient confier une représentation à la Chambre des Députés plus importante que celle correspondant à leur poids démographique. Une telle solution ne saurait partant être envisagée et ne peur partant être retenue pour retenir la probabilité que Robert MEHLEN ait pu être élu en 2018.
3.1.2.2. Lien causal et inégalité en raison de l’attribution d’un nombre arbitraire de sièges par circonscription
C’est par rapport à ce moyen que Robert MEHLEN présente un calcul précis prenant appui sur des chiffres concrets, qui ne sont en tant que tels pas contestés par l’ETAT, pour en déduire qu’en appliquant de façon correcte un critère de répartition du nombre de députés prenant appui sur le nombre d’électeurs, la circonscription Est serait pourvue d’un 8e siège, et que sur base du nombre de suffrages exprimés lors des élections du 14 octobre 2018 ce 8e siège lui aurait été attribué. Ce calcul, mathématiquement exact et prenant appui sur des chiffres non contestés, permet d’établir un lien causal direct entre l’anticonstitutionnalité alléguée et le dommage résultant du défaut d’avoir été élu.
3.1.2.3. Lien causal et inégalité en raison de l’utilisation de la méthode D’Hondt pour l’attribution des sièges de députés
Robert MEHLEN se limite à affirmer de façon générale que la méthode d’Hondt aurait pour effet de favoriser les grands partis politiques par rapport aux petits partis politiques, dont le parti ADR pour compte duquel il était candidat aux élections du 14 octobre 2018. Le tribunal déduit de cette argumentation qu’elle consiste à soutenir que l’application d’une autre méthode de calcul aurait eu pour effet soit d’attribuer au parti ADR directement un siège de député, soit de lui attribuer un siège de député dans le cadre de la réparation des sièges restants, et que ce siège lui serait revenu en tant que candidat classé en tête de liste à l’issue des élections.
Toutefois, Robert MEHLEN ne précise pas si cet argument doit être vu isolément ou en combinaison avec l’application d’un critère de répartition du nombre de députés entre les circonscriptions prenant appui sur le nombre d’électeurs au lieu du nombre d’habitants afin de pourvoir la circonscription Est d’un 8e siège. Robert MEHLEN reste surtout en défaut de préciser quelle autre méthode de calcul de répartition des sièges remplirait selon lui la condition de procéder à un traitement égalitaire tout en lui assurant l’attribution d’un siège de député. Il faut en déduire que Robert MEHLEN n’a pas établi le lien causal entre la faute alléguée par lui et le dommage matériel et moral résultant du défaut d’attribution d’un siège de député dont il poursuit la réparation.
3.1.3. Existence de la faute
3.1.3.1. Faute constituée par l’inégalité en raison des différences démographiques entre les circonscriptions électorales
En l’absence de lien causal entre cette faute telle qu’alléguée et le préjudice résultant du défaut d’attribution d’un siège de député à Robert MEHLEN, il n’est pas nécessaire de vérifier si la faute est constituée, respectivement de réserver cette question en attendant une réponse à fournir par la Cour constitutionnelle à la question dégagée à la section 2.2.3.1.3.
3.1.3.2. Faute constituée par l’inégalité en raison de l’attribution d’un nombre arbitraire de sièges par circonscription
Tel que relevé dans le cadre des développements consacrés à la demande de Robert MEHLEN pris en sa qualité d’électeur, son moyen peut être divisé en deux branches, la première branche tenant à l’absence de critère objectif lors de la fixation du nombre de sièges de députés par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, la deuxième branche tenant à la prise en compte lors de la fixation du nombre de sièges de députés par l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 du critère erroné du nombre d’habitants, en lieu et place de celui des électeurs. Pour les besoins de l’examen de la demande de Robert MEHLEN présentée en tant que candidat aux élections, la première branche doit toutefois être complétée par la considération que selon Robert MEHLEN, le législateur aurait dû opérer une répartition du nombre de sièges de députés en fonction du nombre d’électeurs. Les prétentions indemnitaires de Robert MEHLEN prennent en effet en tout état de cause appui sur l’affirmation que la répartition des sièges de députés devrait se faire entre les 4 circonscriptions en fonction du nombre d’électeurs, dès lors que c’est sur base de ce critère que Robert MEHLEN aboutit à la conclusion que la circonscription Est devrait être pourvue d’un 8e siège de député, dont il déduit que ce siège additionnel lui aurait été attribué.
La faute alléguée dans ce cadre n’est partant pas le fait d’avoir opéré dans l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 une répartition arbitraire en dehors de tout critère objectif (1e branche) ou d’avoir opéré dans l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 une répartition sur base du critère du nombre d’habitants (2e branche), mais de ne pas avoir opéré dans l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 une répartition sur base du critère du nombre d’électeurs. Or, ce reproche manque de tout fondement dans sa dimension d’inconstitutionnalité.
En effet, l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003 n’est pas susceptible de violer l’article 10bis de la Constitution, peu importe qu’on l’interprète comme opérant une répartition du nombre de députés en dehors de tout critère objectif ou qu’on l’interprète comme opérant une répartition du nombre de députés en fonction du critère du nombre d’habitants en lieu et place du critère du nombre d’électeurs. Ce que Robert MEHLEN reproche en définitive au législateur n’est pas une violation du principe d’égalité, mais une répartition du nombre de sièges de députés qui ne serait pas faite en fonction du critère du nombre d’électeurs qui serait à son avis applicable. Or, aucune disposition constitutionnelle ne prévoit que le critère de répartition à prendre en considération serait celui du nombre d’électeurs. Historiquement, et tel qu’il a été exposé dans le cadre des développements consacrés à la demande de Robert MEHLEN pris en sa qualité d’électeur, la Constitution fixait dès 1868 jusqu’en 1988 en son article 51 comme seul et unique critère le nombre d’habitants. Lors de la réforme du système électoral en 1988, il a été envisagé d’y substituer un mécanisme combinant le nombre d’habitants avec le nombre d’électeurs. A aucun moment de la discussion constitutionnelle historique, et a fortiori encore moins dans le texte normatif constitutionnel, la prise en compte du seul critère des électeurs n’a été avancée.
C’est finalement à tort que Robert MEHLEN semble implicitement déduire la nécessité de la prise en compte du seul critère du nombre d’électeurs de l’article 52, alinéa 1 de la Constitution, aux termes duquel « Pour être électeur, il faut : 1° être Luxembourgeois ou Luxembourgeoise ; … », dès lors que l’identification des qualités requises pour être électeur relève d’une autre matière que celle de la répartition du nombre de sièges de députés et que la Constitution n’opère aucun lien entre les deux aspects.
Il faut partant écarter le soutènement de Robert MEHLEN selon lequel l’ETAT serait en faute pour ne pas avoir procédé à la répartition du nombre de sièges de députés entre les 4 circonscriptions en fonction du nombre d’électeurs inscrits.
3.1.3.3. Faute constituée par l’inégalité en raison de l’utilisation de la méthode D’Hondt pour l’attribution des sièges de députés
Ce moyen met en cause les articles 159 à 162 de la loi électorale du 18 février 2003.
En l’absence de lien causal entre cette faute telle qu’alléguée et le préjudice résultant du défaut d’attribution d’un siège de député, il n’est pas nécessaire de vérifier si la faute procédant d’une inconstitutionnalité est constituée, de sorte que le tribunal n’est pas amené à examiner les moyens de défense de l’ETAT tiré le premier de ce que l’emploi de la méthode d’Hondt procèderait d’une exigence constitutionnelle pour être inscrite à l’article 51, paragraphe 5 de la Constitution à travers la référence faite au « principe du plus petit quotient électoral » (« Les députés sont élus sur la base du suffrage universel pur et simple, au scrutin de liste, suivant les règles de la représentation proportionnelle, conformément au principe du plus petit quotient électoral et suivant les règles à déterminer par la loi ») et ne saurait dès lors être invalidée par le recours à la norme juridique de valeur identique de l’article 10bis de la Constitution, et le second de ce que différentes méthodes de calcul et de répartition des sièges présenteraient chacun des avantages et inconvénients et que le choix entre l’un ou l’autre relèverait de choix d’opportunité politique soustraits au contrôle juridictionnel.
P a r c e s m o t i f s :
le Tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg, première chambre, siégeant en matière civile, statuant contradictoirement,
dit recevables les demandes de Robert MEHLEN,
quant à la demande présentée par Robert MEHLEN en sa qualité d’électeur aux élections du 14 octobre 2018, avant tout autre progrès en cause, défère à la Cour constitutionnelle les questions préjudicielles suivantes :
Question n° 1 :
L’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il fixe à des chiffres différents le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions et de l’incidence de leurs votes sur l’élection des députés ?
Question n° 2 :
L’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il fixe le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution sans prendre en compte des critères de répartition précis, sinon sans préciser les critères de répartition pris en compte, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions et de l’incidence de leurs votes sur l’élection des députés ?
Question n° 3 :
Au cas où la répartition du nombre de sièges de députés entre les circonscriptions doit se faire en fonction du nombre d’habitants, l’article 117 de la loi électorale du 18 février 2003, en ce qu’il arrête de manière fixe le nombre de sièges de députés dans chacune des quatre circonscriptions électorales instituées par l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution dans des proportions pouvant ne pas correspondre de l’évolution du nombre d’habitants et partant pouvant ne pas tenir compte à une certaine époque de l’état de la population, et sans prévoir de mécanisme susceptible d’adapter cette répartition afin de tenir compte de l’évolution du nombre d’habitants, est-il contraire au principe d’égalité inscrit à l’article 10bis de la Constitution au regard de la situation individuelle des électeurs exerçant le droit de vote dans les différentes circonscriptions ?
sursoit à statuer en attendant l’arrêt de la Cour constitutionnelle,
réserve les frais et dépens et les droits des parties.
[1] Ce calcul vise à déterminer le taux de suffrages requis pour se voir attribuer directement un siège de député et prend appui sur le nombre électoral, à savoir le nombre de sièges de député à pourvoir augmenté d’une unité.
[2] Cette disposition a été prise en exécution de l’article 51, paragraphe 3 de la Constitution aux termes duquel « La Chambre se compose de 60 députés. Une loi votée dans les conditions de l’article 114, alinéa 2 fixe le nombre des députés à élire dans chacune des circonscriptions ».
[3] En parallèle aux dispositions constitutionnelles, la règle a également figuré dans les différentes lois électorales :
- Article 169 de la loi du 28 mai 1879 sur les élections pour la Chambre des députés : « Le nombre des députés qui font partie de la Chambre sera déterminé d’après la population du Grand-Duché, dans la proportion de 1 député sur 5000 âmes; la fraction de 3000 et au delà compte pour le nombre entier de 5000 »
- Article 176 de la loi du 13 juillet 1913 portant révision de la loi électorale : « Le nombre des députés qui font partie de la Chambre sera déterminé d’après la population du Grand-Duché, dans la proportion de un député sur cinq mille âmes; la fraction de trois mille et au-delà compte pour le nombre entier de cinq mille »
- Article 189 de la loi du 16 août 1919 concernant la modification de la loi électorale : « Le nombre des députés qui font partie de la Chambre sera déterminé d’après la population du Grand-Duché, dans la proportion de un député sur cinq mille cinq cents âmes ; la fraction de trois mille et au-delà compte pour le nombre entier de cinq mille cinq cents »
- Article 84 de la loi du 31 juillet 1924, concernant la modification de la loi électorale : « Le nombre des députés qui font partie de la Chambre sera déterminé d’après la population du Grand-Duché, dans la proportion de un député sur cinq mille cinq cents âmes; la fraction de trois mille et au delà compte pour le nombre entier de cinq mille cinq cents »
- Article 168 de la loi du 28 mai 1879, sur les élections pour la Chambre des députés : « Les députés sont élus dans les cantons. Le canton judiciaire de Luxembourg forme deux cantons électoraux : l’un comprend les communes rurales, l’autre la ville de Luxembourg »
- Article 175 de la loi du 13 juillet 1913 portant révision de la loi électorale : « Les députés sont élus dans les cantons. Le canton judiciaire de Luxembourg forme deux cantons électoraux, l’un comprenant les communes rurales, l’autre la ville de Luxembourg »
[5] Article 52, paragraphe 2 de la Constitution : « Le pays est divisé en quatre circonscriptions électorales : le Sud (Esch, Capellen), le Centre (Luxembourg-ville, Luxembourg-campagne et Mersch), le Nord (Diekirch, Redange, Wiltz, Clervaux et Vianden), et l’Est (Grevenmacher, Remich et Echternach) »
- Loi du 21 mai 1948, modifiant l’article 51, paragraphe 6 de la Constitution : « Le pays est divisé en quatre circonscriptions électorales : le Sud (Esch et Capellen), le Centre (Luxembourg-ville, Luxembourg-campagne et Mersch), le Nord (Diekirch, Redange, Wiltz, Clervaux et Vianden) et l’Est (Grevenmacher, Remich et Echternach) »
- Loi du 13 juin 1979 portant révision de l’article 51, alinéa 6, de la Constitution : « Le pays est divisé en quatre circonscriptions électorales : le Sud (Esch-sur-Alzette et Capellen), le Centre (Luxembourg et Mersch), le Nord (Diekirch, Redange, Wiltz, Clervaux et Vianden) et l’Est (Grevenmacher, Remich et Echternach) »
- Loi du 18 février 2003 portant révision des articles 51, paragraphe (6) et 52, alinéa 3 de la Constitution : « Le pays est divisé en quatre circonscriptions électorales : le Sud avec les cantons d’Esch-sur-Alzette et Capellen ; le Centre avec les cantons de Luxembourg et Mersch ; le Nord avec les cantons de Diekirch, Redange, Wiltz, Clervaux et Vianden ; l’Est avec les cantons de Grevenmacher, Remich et Echternach »
- Article 103 de la loi du 31 juillet 1924 concernant la modification de la loi électorale: « Le pays forme quatre circonscriptions électorales. La première circonscription comprend les cantons de Capellen et Esch-s.-Alz ; la deuxième, les cantons d’Echternach, Grevenmacher et Remich ; la troisième les cantons de Luxembourg-ville, Luxembourg-campagne et Mersch ; la quatrième, les cantons de Clervaux, Diekirch, Redange, Vianden et Wiltz »
- Article 132 de la loi électorale du 18 février 2003 : « Le pays forme quatre circonscriptions électorales. La circonscription Sud comprend les cantons de Capellen et Esch-sur-Alzette ; la circonscription Est, les cantons d’Echternach, Grevenmacher et Remich ; la circonscription Centre, les cantons de Luxembourg et Mersch ; la circonscription Nord, les cantons de Clervaux, Diekirch, Redange, Vianden et Wiltz »