Arrêt n° 146 de la Cour constitutionnelle - échange de renseignements en matière d'impôts - surseoir à statuer

Arrêt de la Cour constitutionnelle du 28 mai 2019

Dans l’affaire n° 00146 du registre ayant pour objet une question préjudicielle soumise à la Cour constitutionnelle conformément à l’article 6 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, par le tribunal administratif, deuxième chambre, suivant jugement du 10 janvier 2019 (n° 37014a du rôle), déposé au greffe le 14 janvier 2019 dans le cadre d’un litige

Entre :

les époux A. et B., demeurant ensemble à CH,

et :

l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, représenté par le ministre d’Etat,

La Cour,

composée de :

Jean-Claude WIWINIUS, président,

Francis DELAPORTE, vice-président,

Romain LUDOVICY, conseiller,

Henri CAMPILL, conseiller,

Roger LINDEN, conseiller,

Lily WAMPACH, greffier,

Sur le rapport du magistrat délégué et les conclusions déposées au greffe de la Cour le 14 février 2019 par Monsieur le délégué du gouvernement Sandro LARUCCIA, ensemble sa communication du 6 mars 2019, et, respectivement,  les 15 février et 18 mars 2019 par la société en commandite simple BONN STEICHEN & PARTNERS, représentée par son gérant commandité, la société à responsabilité limitée BSP, elle-même représentée par son gérant, Maître Alain STEICHEN, avocat à la Cour, au nom des époux A.-B.

ayant entendu Maître Pol MELLINA et Monsieur le délégué du gouvernement Sandro LARUCCIA en leurs plaidoiries à l’audience publique du 29 mars 2019,

rend le présent arrêt :

Considérant que le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg, statuant sur le recours en réformation, sinon en annulation formé par les époux A.et B. contre une décision du directeur de l’Administration des Contributions Directes du 28 juillet 2015 en matière d’échange de renseignements, a, par jugement du 10 janvier 2019, soumis à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle suivante :

 

« Le principe de l’Etat de droit ainsi que le principe de la légalité se dégagent-ils des dispositions constitutionnelles et plus particulièrement l’article 95 de la Constitution consacre-t-il implicitement mais nécessairement les principes de l’Etat de droit et de la légalité. Dans l’affirmative, l’article 6 (1) de la loi du 25 novembre 2014 prévoyant la procédure applicable à l’échange de renseignements sur demande en matière fiscale, en ce qu’il consacre une interdiction légale d’introduire un recours contentieux contre une demande d’échange de renseignements étrangère, respectivement contre la décision d’injonction corrélative émanant des autorités luxembourgeoises est-il conforme au principe de l’Etat de droit ainsi qu’au principe de la légalité ? » ;

 

Considérant que l’article 95 de la Constitution énonce que « Les cours et tribunaux n’appliquent les arrêtés et règlements généraux et locaux qu’autant qu’ils sont conformes aux lois. - La Cour supérieure de Justice réglera les conflits d’attribution d’après le mode déterminé par la loi » ;

 

Considérant que ni le principe de l’Etat de droit, ni le principe de la légalité ne se trouvent énoncés tels quels par la Constitution ;

 

Considérant que la loi du 25 novembre 2014, dans sa version antérieure à la loi modificative du 1er mars 2019, disposait en son article 6, paragraphe 1: « Aucun recours ne peut être introduit contre la demande d’échange de renseignements et la décision d’injonction visées à l’article 3, paragraphes 1 et 3 » ;

 

Considérant que le paragraphe 1 de l’article 6 de la même loi, tel que modifié par la loi du 1er mars 2019, dispose: « Contre la décision d’injonction visée à l’article 3, paragraphe 3, un recours en annulation est ouvert devant le tribunal administratif au détenteur de renseignements (…) » ;

 

Considérant que l’article 8, paragraphe 1, 1ère phrase, de la loi du 27 juillet 1997, précitée, dispose que la question préjudicielle indique avec précision les dispositions législatives et constitutionnelles sur lesquelles elle porte ;

 

Considérant qu’il est cependant indifférent, à cet égard, que la juridiction de renvoi s’abstienne de désigner l’article de la Constitution susceptible d’être violé par une norme légale, dès lors qu’elle indique clairement la règle juridique contenue dans une ou plusieurs dispositions de la Constitution ;

 

Considérant que tel est le cas en l’espèce, étant donné que, d’une part, les règles de l’Etat de droit et de la légalité sont clairement désignées par le jugement de renvoi préjudiciel et que, d’autre part, de manière implicite, mais nécessaire, les dispositions de la Constitution consacrent ces deux principes ;

 

Qu’en effet, les règles de primauté du Droit et de soumission de tout acte public ou privé à la règle de droit, toutes deux caractérisant le principe fondamental de l’Etat de droit, sont inhérentes à l’article 1 de la Constitution suivant lequel le Grand-Duché de Luxembourg est un Etat démocratique et à son article 51, paragraphe 1, suivant lequel le Grand-Duché de Luxembourg est placé sous le régime de la démocratie parlementaire ;

 

Que le principe de légalité et l’article 95 de la Constitution constituent une émanation du principe fondamental de l’Etat de droit auquel ils participent ;

 

Considérant que la question préjudicielle vise, sous le couvert du principe de l’Etat de droit, plus précisément l’accès à la justice et l’effectivité du recours dans le chef de contribuables non-résidents par rapport à un incident, au Luxembourg, de la procédure d’imposition, globalement considérée, menée à leur encontre ;

 

Considérant que la question préjudicielle est dès lors recevable en ce que le principe de l’Etat de droit est à considérer sous les aspects d’accès à un juge et de recours effectif en découlant directement ;

 

Considérant que l’affirmation des demandeurs au principal suivant laquelle l’article 6, paragraphe 1, tel qu’issu de la loi du 25 novembre 2014, serait de plano contraire au principe de l’Etat de droit en ce qu’il interdit dans l’Etat requis tout recours contre l’injonction dont s’agit, encore qu’elle ne soit pas entièrement dénuée de fondement sous l’aspect du détenteur de renseignements, ne résout cependant pas la question, seule déterminante, posée à la Cour constitutionnelle, de savoir dans quelle mesure le contribuable non-résident dispose effectivement d’un droit à un recours direct contre ladite injonction dans l’Etat requis, au-delà du recours devant lui être ouvert dans son pays de résidence par rapport à l’imposition dont relève l’incident de l’injonction litigieuse au principal ;

 

Considérant que cette question, compte tenu des dispositions des articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en matière d’accès au juge et de recours effectif, correspondant à celles de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, présente des similitudes certaines avec une question préjudicielle pendante devant la Cour de justice de l’Union européenne lui soumise par arrêt de la Cour administrative du 14 mars 2019 (n° 41487C du rôle) comportant notamment celle de savoir si l’article 6, paragraphe 1, de la loi du 25 novembre 2014, sous analyse, en ce qu’il exclut tout recours, notamment judiciaire, du contribuable visé par l’enquête dans l’Etat membre requérant contre une injonction dans l’Etat requis, est compatible avec les articles 7, 8 et 52, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux, à lire, le cas échéant, avec ledit article 47 ;

 

Que dans la mesure où la réponse de la Cour de justice de l’Union européenne à cette question préjudicielle est susceptible de conditionner celle à donner par la Cour constitutionnelle dans la présente affaire, il y a lieu de surseoir à statuer jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne ait rendu son arrêt, tous droits et moyens des parties restant réservés ;

Par ces motifs,

déclare la question préjudicielle recevable en tant que posée par rapport au principe de l’Etat de droit considéré sous les aspects d’accès à un juge et de recours effectif ;

 

sursoit à statuer jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne se soit prononcée sur la question préjudicielle lui soumise par arrêt de la Cour administrative du 14 mars 2019 (n° 41487C du rôle) ;

 

réserve tous droits et moyens des parties ;

 

dit que dans les trente jours de son prononcé, l’arrêt sera publié au Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, Mémorial A ;

 

dit qu’il sera fait abstraction des noms et prénoms d’A. et de B. lors de la publication de l’arrêt au Journal officiel ;

 

dit que l’expédition du présent arrêt sera envoyée par le greffe de la Cour constitutionnelle au tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg, deuxième chambre, juridiction dont émane la saisine, et qu’une copie conforme sera envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.

 

 

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